Drame,  Fantastique,  Fiction

65ème parallèle

Suis-je fou ? Je dois l’être ! Elles sont intouchables, mais je flaire leur odeur opaque et entends leurs respirations inaudibles ! Je n’ose plus ouvrir les rideaux ni allumer la moindre lampe. Elles sont là, tapies, toutes proches. Sans lumière, elles ne peuvent naître. Elles ne peuvent s’agripper à moi, aux meubles, aux objets, devenir nos doubles. Quel temps fait-il dehors ? Est-ce l’été ? Le printemps ? Depuis combien de semaines suis-je reclus dans cette chambre ? Un mois ? Un an ? Quand cela a-t-il débuté ? Il y a eu cette éclipse…Quand était-ce ? Les couleurs existaient encore…. Oui, des orgies de couleurs ! Des débauches de lumières ! Des milliards d’éclairages ! C’était étincelant ! Eblouissant ! Flamboyant ! Si beau… Non, pas de nostalgie ! Résumons-nous. Résumons les faits. Revenons au début. Au commencement.

Quand était-ce ? Je ne sais plus… Cela n’a pas d’importance ! Juste les faits ! Ce dont je me souviens. L’été, l’été 2008. Les scintillements des vagues sur la baie de l’Hudson. Et Kenojuak! Ha, Kenojuak, mon malamute ! Ton pelage brillait sous la chaleur. Je m’éreintais sur les dictées de CM1. Ah ça, ils réinventaient l’orthographe !

– Jamais vu des analphabètes pareils ! Va falloir rédiger un dico « Génération SMS » pour arriver à les comprendre, ces terroristes de l’écriture !

Puis mon Bic rouge est tombé sur la neige blanche. C’est en le ramassant que le premier signe est venu. Un léger décalage, attribué à un vertige, par la suite. Mais c’était bien réel ! Mon ombre me précéda ! Une fraction de seconde. Rien qu’une fraction de seconde. Je ne m’en suis pas inquiété. Pendant plusieurs semaines, tout s’est déroulé comme à l’accoutumée. Levé à 6 heures. Café cigarette et en route vers le bahut. Deux heures de cours, puis pause du midi, face à la baie Frobisher, mon banc, seul, comme moi. Sandwich Coca, puis salle des profs et papotes-ragots avec les collègues. L’après-midi, corrections et retour à la maison. Vie ordinaire, réglée et banale d’un instituteur du Nunavut, territoire oublié du nord du Canada.

Alors, quand est-ce que tout a basculé ? L’ éclipse… Oui, l’éclipse du 1er août 2008! Les individus avec leurs curieuses lunettes. Ce froid inhabituel ! Et ce silence… Assourdissant… Un silence de passage, comme un corbillard emporte un défunt. C’est ce jour-là que le monde a glissé. La Lune est restée immobile ! Telle une gigantesque pupille cerclée d’un fin iris irradiant, elle semblait observer nos gesticulations.

– Nous sommes scrutés par l’œil de Dieu! proclamaient les croyants.

– Victimes de la mécanique gravitationnelle, expliquaient les scientifiques.

Tous tentaient de justifier l’injustifiable, d’expliquer l’inexplicable : la Lune butait sur la courbure du Soleil, comme un poisson prisonnier dans un bocal !

Au début, cela divertit les habitants du 65ème parallèle, trajet circulaire de l’astre voilé, passant du Groenland à la Norvège, de la Russie à la Chine. Sur la toile, nous créâmes la communauté « Les aZOMBrIS ». Nous fîmes le buzz. Les touristes du monde entier affluèrent et se ruèrent sur l’expérience « Deux Nuits ». Les agences de voyages inventèrent « Le Tour du Monde à l’ombre de la Lune ». Les publicitaires : « Prolongez votre lune de miel! » Les produits commerciaux proliférèrent sur les marchés internationaux. Feux d’artifice, shows laser, concerts et évènements devinrent quotidiens dans les villes du 65ème parallèle! Les chaînes de télévision éclaboussèrent de leur reportages les écrans plats de la planète. Noces d’inconscients en mal d’être, aveugles de la catastrophe en approche ! L’économie prit son envol, tandis que le cône d’ombre dévorait davantage de territoires, tel un ogre des légendes d’avant la science, d’avant la raison, au-delà des croyances humaines.

Les cycles saisonniers se confondirent, puis se perdirent. Les marées devinrent dizaines, puis centaines. Sans chaleur ni clarté, la vie diurne disparut des régions assombries. Déréglée, la nature se chercha un autre équilibre. La station orbitale ISS exhiba les photos d’une traînée noire qui rayait le bleu opale de notre planète. Tout-puissants, les ordinateurs calculèrent les orbites, firent des prédictions. Le diamètre de la Terre diminuait ! Les champs magnétiques déboussolèrent la civilisation du tout électrique ! La fièvre de la nouveauté chuta, entraînant le cours des bourses. La peur et la panique firent l’opposées ! Et, inexorable, la Lune se rapprochait. C’est alors qu’ils vinrent, qu’ils se dévoilèrent, se révélèrent.

Suis-je donc le seul à les avoir décelés ? Jour après jour, les nuances de gris s’accentuaient de noir, leur drapeau, leur monde. Ils sont accrochés à nous comme nous sommes accrochés à eux. Nos existences dépendent peut-être l’une de l’autre ? Discernent-ils l’éventail des couleurs ? Ou, comme les chiens, ne perçoivent-ils que des variations du noir ? Font-ils partie intégrante du spectre lumineux ? Peut-être vivent-ils au-delà des ultra-violets ? Comment est leur réalité ? Et comment nous perçoivent-ils ? Est-ce qu’ils nous voient comme nous les voyons ? Monochrome ? Sommes-nous leurs ombres ? Après tout, ils font tout ce que nous faisons ! Ou faisons-nous tout ce qu’ils font ? Comme dans un miroir ? Qui dirige dans ce couple ? Eux ? Nous ? Sommes-nous le jour et eux la nuit ? L’un ne va pas sans l’autre ! Et pourtant, ils se sont détachés ! Mais impossible de les recoudre avec une aiguille et de la ficelle comme dans Peter Pan ! James Matthew Barrie avait-il été témoin de cet extraordinaire phénomène ? Un visionnaire ? Un avertissement caché dans un conte pour enfants ? Un message pour les générations futures ? Pourquoi les populations n’ont-elles pas réagi ? Pourquoi la presse, la télé ou les internautes n’ont-ils pas affrontés ce sujet ? L’Apocalypse de notre civilisation s’est faite dans l’indifférence du quotidien ! Chacun ne se préoccupait que de sa petite vie personnelle ! Mais comment aurait-on pu lutter ? Les ombres prenaient le pouvoir!

Sous leur emprise, les couleurs disparaissaient, absorbées, englouties par les noires silhouettes qui les superposaient, les ensevelissaient. Puis, elles se sont densifiées.

Regardez bien lecteurs, vous qui n’êtes pas encore phagocytés. Quand deux ombres se rejoignent, elles deviennent plus sombres, plus obscures. Un jour de pluie, je les ai vu se disloquer, puis se dissoudre ! L’eau agissait sur elles comme sur une aquarelle. Notre climat subarctique du nord canadien a dû favoriser leur apparition. Un environnement idéal pour leurs premiers pas dans la 3D. Avec ce froid, anormal, prolongé par l’occultation de notre étoile, l’eau atteint son point de congélation, prend du volume, se transforme en glace. C’est ainsi qu’elles ont gagné en densité ! Prenez l’encre de Chine. Nous la diluons d’une pierre. Eh bien, c’est ce phénomène qui s’est produit, mais en sens inverse!

D’imperceptibles filaments ont commencé à se deviner sur les contours des ombres, encore attachés à leurs propriétaires. Mais qui est le propriétaire d’une ombre, de son ombre ? Elle est fugace. Intemporelle. Elle n’existe que le temps du passage devant la lumière. Mais l’ombre de l’éclipse ne s’est pas éteinte. Elle est restée. L’obscurité a tourné sur la rotondité de la Terre. L’a envahie. L’a soumise. L’a ingurgitée. Pont galactique d’un autre monde, d’une autre dimension ? Peut-être…

Il y a un mois que ma ville, Iqaluit, n’est plus qu’habitée de ces créatures. Elle est devenue le décor d’un film argentique de cinéma muet. Les silences sont leurs empreintes, annoncent leurs venues. Si je croise mon double de la nuit, je sais que je disparaîtrai à mon tour. Nos deux existences ne peuvent plus cohabiter. Mais combien de temps puis-je encore vivre dans un monde sans Soleil ?

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