
Disparitions
Chapitre 1 : Disparition
— Quoi !
Dans le cornet de cuivre, le flot des mots s’écoula comme un torrent à la fonte des neiges. L’employé hachait son rapport comme le boucher découpe une carcasse : précis, minutieux, sans fioriture. Lorsque le cornet rejoignit l’appareil téléphonique, l’inspecteur épongea la sueur qui émergeait de son large front ridé par 25 ans de service.
Depuis le début de la semaine, c’était la 5ème disparition. L’affaire des vols de statues publiques augmentait chaque jour le tirage des éditions spéciales des journaux parisiens. Mais ce nouveau vol était plus exceptionnel. Il s’agissait du Zouave du pont de l’Alma ! Quel malfrat pouvait réaliser un tel exploit ? Un nom percuta l’intérieur du crâne de l’inspecteur Ganimard : Lupin !
Assis jambes posées sur le large bureau napoléonien, Arsène parcourut la presse quotidienne. Ni le cigare fraîchement coupé et directement importé de La Havane par courrier aéropostal, ni le délicieux armagnac dérobé récemment dans la cave personnelle du Premier ministre Clemenceau ne réussissaient à calmer l’énervement du célèbre, et pourtant toujours anonyme, gentleman cambrioleur. La cause n’était pas de faire les gros titres des journaux. Au contraire. Cela flattait l’orgueil du plus génial voleur de tous les temps. Non. L’origine des volutes bleues lâchées de plus en plus rapidement entre les sensuelles fines lèvres, telle une machine à vapeur prenant de la vitesse, était que pour une fois, le maître de la cambriole n’y était pour rien ! Arsène sentit naître en lui un sentiment inattendu, voire humiliant : l’admiration.
Chapitre 2 : Malédiction
Du sommet de la tour penchée, les maigres bras s’agitèrent. Le ciel se zébra de signes cabalistiques. C’était comme si la silhouette avait écrit sur le tableau noir du ciel comme le fait un instituteur pendant la classe. Le moment vibra, et avec lui la haute tour de 8 étages de colonnes de marbre de Carrare, fierté des Pisans et de tous les Italiens. La bouche édentée murmura des paroles sibyllines. Quelques secondes emplirent un calme surnaturel. L’atmosphère se suspendit, comme si l’aiguille des secondes attendait l’autorisation de poursuivre sa course circulaire jamais interrompue depuis la naissance du temps. La dernière syllabe magique fut comme l’ultime souffle d’avant le trépas. Elle réactiva la mécanique universelle. Les étoiles repartirent vers l’infini. La Terre se remit à tourner sur elle-même. Certains résidents de la célèbre tour s’éveillèrent de leur léthargie de pierre. Ils quittèrent leur foyer pour s’enfoncer dans la nuit. Celle-ci les engloutit comme l’océan le fait avec les naufragés.
Chapitre 3 : Aggravation
15 jours avaient filé leurs lignes sur le métier à tisser des Parques, déesses du destin des Hommes. Les capacités hors du commun du sieur Lupin n’avaient encore pu percer le mystère des statues disparues. Sans précédent et sans commune mesure, le phénomène avait pris une ampleur européenne : Bruxelles, Londres, Madrid, venaient s’ajouter Paris, Pise, Athènes et Florence. Toutes déclaraient des disparitions incroyables: le David de Michel-Ange à Florence, l‘Appolon et Daphnée du Bernin à Rome ou encore le Diadumène de Polyclète, au musée national archéologique d’Athènes.
Les capitales se vidaient de leurs trésors statuaires. Au matin, on dénombrait les manques dans les squares, parcs, musées. Dans toute l’Europe, un vent de folie embrasa les esprits. Les particuliers se levaient au matin et constataient, idiots et dépités, le départ de leur précieuse statuette familiale. Les compagnies d’assurances étaient prises d’assaut. D’un commun accord, l’ensemble de la profession résolut de refuser toute demande. Les bookmakers anglais pariaient sur la prochaine disparition. En à peine quelques minutes, des sommes astronomiques de livres sterling passaient de main en main. Les bourses subirent les contrecoups de ces faramineux échanges quotidiens. Les musées mirent au coffre les précieux objets sculptés dans le marbre ou forgés de cuivre ou de bronze. Efforts vains. Comme par enchantement, les locataires s’échappaient des chambres fortes. Les plus grands esprits dont Sherlock Holmes à Londres et Hercule Poirot en Belgique se perdaient en conjectures. Aucun ne comprenait ce mystère plus nébuleux que l’origine de l’Univers, plus irrationnel que l’occultisme oriental. Trois jours plus tard, le phénomène devint mondial.
Chapitre 4 : Gorgone
—Connaissez-vous la légende de la Gorgone ?
Comme à chaque question du professeur Mac, le bras d’Emily se tendit immédiatement comme si le jeune professeur avait appuyé sur un ressort.
— Elle va finir par toucher le plafond à force de tendre le bras si haut.
— Ouais… ou elle aura les bras d’un orang-outan, renchérit James, le second cancre sarcastique de cette classe de 1er degré.
— Que dites-vous James ? questionna la toge noire.
Sans perdre son sang-froid, l’adolescent se leva et répondit :
— La Gorgone est une déesse grecque qui avait la capacité de changer en pierre tous ceux qui la regardaient dans les yeux.
— Correct ! annonça fièrement le timbre écossais du professeur, y voyant le fruit de ses laborieux efforts d’enseignement.
— Et qui maintenant vole les statues, sûrement parce que, avec le temps, elle est devenue aveugle et donc ça lui rappelle ses heures de gloire et lui fait de la compagnie, continua l’impertinent James dont la réputation de répartie faisait les beaux jours de la salle d’étude.
Drapé de noir, le sévère bras gauche désigna immédiatement la porte. Sous les rires étouffés par la crainte de la punition, la mèche rebelle rousse sortit de la classe. Andrew ne rit pas. Une fois encore, son pote avait gagné son pari : sortir de la classe en moins de dix minutes.
— Ça va me coûter 5 cigarettes ! Fais ch… le James, marmonna Andrew.
Par la fenêtre ouverte, le banal jardinier de cet établissement du Sussex ne perdit pas une syllabe de l’échange. Quelques minutes plus tard, la silhouette au dos voûté par l’âge et l’expérience quittait précipitamment l’enceinte de l’honorable institution.
Chapitre 5 : Professeur Moriarty
Dans les tréfonds d’une cave puante de miasmes et de rats, Moriarty se dévêtit de son costume de jardinier. Un mécanisme secret fit pivoter un mur de briques épais d’un mètre. La canne élégante rythma les pas du criminel recherché par toutes les polices du monde. Les sinueux tunnels débouchèrent à une rame de métro privé. Le savant criminel prit place à bord du luxueux wagon. Un choc du pommeau d’argent sur la vitre donna l’ordre au conducteur de lancer la dernière invention de ce début du XXème siècle. Le véhicule d’acier blindé fonça dans les profondeurs de la terre. Haut-de-forme brossé, cape posée sur des épaules sèches et robustes, le professeur James Moriarty prit son siège à la réunion extraordinaire de la pègre internationale. Suite aux événements qui secouaient le monde et dérangeaient les habitudes du business interlope, les douze plus hauts criminels siégèrent autour de la longue table d’acajou, entourée de miroirs, donnant un effet d’infini dans la pièce étroite et insonorisée. Maître de cérémonie, Fantomas lança les débats. Moriarty observa ses congénères se jauger, s’interroger mutuellement. La méfiance était palpable comme la chaleur de la tasse de thé que tenait entre ses doigts gantés le professeur. La tension diminua au même rythme que le fragile récipient de porcelaine refroidissait.
— Quelqu’un a-t-il une explication ? Ou un plan d’action ? demanda la voix sous le masque de velours pourpre.
— Gorgone ! lâcha Moriarty de l’autre extrémité de la table.
La surprise passée, le docteur développa sa théorie. En repérage pour le kidnapping du fils de Lord Mountbatten, élève résident de la Private British School, l’idée avait émergé suite aux propos d’un collégien dissipé. Lorsqu’il eut terminé, la gêne fit place à l’étonnement.
— Un esprit rebelle et non encore éduqué à nos habitudes était la clef pour trouver la solution à ce problème jamais encore rencontré, défendit d’un ton menaçant le professeur.
Les doutes crispèrent cependant les physionomies matérialistes. Sans un mot, Moriarty se leva. À ce moment, les miroirs devinrent liquides. Le criminel crut à un vertige. Son regard ténébreux aperçut la tasse de porcelaine posée au centre de la petite soucoupe. « Empoisonné » frappa son intellect avec l’équivalent du punch de George Dixon, champion du monde de boxe en cette année 1896. Cependant derrière l’ondine des glaces, deux globes cernés de paupières se démultiplièrent à l’infini. Un froid dur comme la pierre engloutit les plus grands criminels que le monde ait connus.
Chapitre 6 : Sorbonne
— Vous êtes fou professeur !
— C’est la seule explication ! frappa des deux poings Aristide Armand.
La large table de la Sorbonne encaissa le nouveau choc, sans craquer. Depuis la naissance de la vénérable institution, le meuble plus que centenaire en avait subi des plus puissants. Les points septuagénaires étaient menus comme des oisillons sans le duvet. L’hémicycle se vida sous les binocles épais de l’éminent docteur en mythologie grecque. Un seul individu resta assis comme un sage collégien. L’homme, la soixantaine bien portante, la mine joviale, descendit son ventre imposant vers le chœur de l’amphithéâtre. Aristide rangeait ses notes dans sa sacoche de cuir quand :
— Professeur Aristide Armand, je suis d’accord avec votre théorie. La vengeance de la Gorgone est la seule explication !
Aristide ajusta ses binocles cerclés de fer sur son nez crochu comme le bec d’un corbeau.
— Lupin. Arsène Lupin, annonça sans préambule le visage rond et grassouillet.
Stupéfait, l’éminent professeur serra la main qui lui était tendue. Une violente décharge l’assomma et l’emmena vers un autre dieu grec : Morphée.
Chapitre 7 : l’Aiguille creuse
— Bienvenue, professeur.
Le calcaire blanc de la voûte de l’Aiguille creuse fut la première chose que vit Aristide Armand. Le ressac de la mer frappant les parois de basalte percuta ses tympans. L’air chargé d’iode le réveilla complètement.
— Désolé de vous avoir électrocuté, mais l’urgence nécessite de tels expédients, reprit Arsène tandis qu’Aristide frottait sa nuque encore douloureuse suite à la violente décharge électrique.
— Voici la situation professeur !
Sans ménagement, Lupin exhiba des dizaines de clichés de corps statufiés. Au passage, Aristide reconnu un de ses collègues. Maladroitement, par habitude, il porta la main à sa pochette et en saisit un mouchoir impeccablement blanc.
— Et voici quelques échantillons de notre Gorgonne ressuscitée !
Lupin appuya sur un bouton situé sur la paroi de calcaire face à Aristide, assis dans un Louis XVI, dérobé deux ans plutôt à la galerie Drouhot. Sous l’action des impulsions électriques, l’imposante parois se disloqua, pivota, révélant une cache immense. Au centre, un ensemble de douze statues captura l’attention de l’invité.
— Venez ! Je vais vous présenter.
Sans réfléchir, Aristide suivit le maître de maison.
— Je vous présente le professeur Moriarty ! Et, face à lui, le non moins célèbre Fantomas ! Approchez professeur, approchez. Je vous certifie leur authenticité.
Comme envoûté, Aristide contempla le visage masqué de velours. Tout de marbre blanc, la statue respirait de fraîcheur. Main tremblante, il toucha fébrilement le masque du criminel aux mille visages.
— Bouh !
Aristide retira sa main comme s’il avait touché quelque chose de brûlant ! Il jeta un regard courroucé vers l’éternel potache qu’était resté Lupin.
— Pardonnez-moi, monsieur le professeur, s’excusa l’impertinent. Mais écoutez. Oui professeur, écoutez. Leurs cœurs battent !
Le septuagénaire hésita, plia son dos asséché de muscles, posa son oreille au pavillon évasé. La fine peau ressentit le froid de la pierre. Sous l’épaisseur de marbre, un battement régulier cognait comme un prisonnier creuse le sol de sa cellule d’une frappe étouffée, de peur d’être entendu par un gardien. La fine barbichette blanche au bout du menton pointu fut prise de tremblements. Les poils taillés se hérissèrent. Des bras vigoureux accueillirent le frêle corps avant qu’il ne se brise sur le sol.
Chapitre 8 : Atlanticus
La main, agile prestidigitatrice capable d’ouvrir les plus hermétiques coffres-forts du monde, frappa la paume de sa consœur rendue vigoureuse par la pratique régulière de la savate, aînée de la boxe française.
Le désarroi provoqua ce geste chez le roi de la cambriole, sa silhouette élancée, en contre-jour au pied du lit du mourant.
— Le pouls est fuyant et irrégulier. Il faut attendre, avait annoncé le médecin.
— Attendre ! Alors que le monde, que dis-je, tout notre Univers est menacé de disparaître ! Pas question !
Arsène avait lui-même fait l’injection du fortifiant à travers la peau fine du pauvre Armand Aristide terrassé par une crise cardiaque. La tête tomba sous le couperet de l’invisible présence qui nous attend tous. Le visage ridé se détendit définitivement. L’académicien quitta et entra dans l’Histoire. La volonté d’acier plissa le front, désinvolte d’habitude. Le caractère primesautier de Lupin était en lutte avec l’urgence de la situation. Son intelligence, habituée à tout prévoir, calculait, combinait, extrapolait. En vain. La silhouette souple et vigoureuse se déplaça vers la large table ayant appartenu à Napoléon Bonaparte. Comme le génial stratège l’avait fait pour toutes ses campagnes, Lupin écarta le panneau, en retira le parchemin Atlanticus, referma le panneau mobile, pour y déployer le précieux artefact, telles les cartes des campagnes un siècle plus tôt. Les iris relurent la malédiction qui l’Atlantide. « πέτρα » s’y disparaissait comme les étamines du pissenlit, symbole des dictionnaires Larousse. Les poings rageurs se posèrent sur les tempes palpitantes sous l’intense concentration. πέτρα. πέτρα. πέτρα. πέτρα. Pierre. Pierre. Pierre. Pierre. Tout le vivant changé en pierre ! Soudain, les pupilles perçurent une étrangeté. C’était comme une aspérité sur une surface plane. L’expérience entre un vrai et un faux Degas, entre un diamant ou de la verroterie, ou encore entre un honnête homme et une âme criminelle guidèrent les yeux de Lupin. Comme on cherche une pièce de monnaie tombée à terre, les globes scrutèrent la surface presque millénaire. La main accompagna le regard. Reliefs, contours. Rien n’échappa à l’analyse. Sans résultat. Comme trois semaines avant, Arsène replaça le parchemin face à la lumière. Comme le suaire de Turin, la surface percée de microscopiques trous révéla le visage de la terrifiante Gorgone dont cela avait été le linceul. C’est alors que la netteté de la coupe frappa l’attention d’Arsène. Le passage sous une binoculaire lui donna un frisson dans le dos.
— Incomplet ! Mais qui…
La réponse le fit frissonner davantage : la comtesse Cagliostro !
Chapitre 9 : l’impensable alliance
Sherlock Holmes referma le livre des aventures de sir Conan Doyle. La vie du médecin romancier le passionnait. Il se sentait une parenté intellectuelle avec ce héros imaginaire. L’âpreté du raisonnement, la froide logique face à la maladie, une méthodologie efficace où le hasard et les émotions n’ont pas leur place.
— Oui, ce personnage est vraiment bien construit. On le croirait réel.
Allongé dans un transat, les volutes de fumée accompagnèrent cette opinion du célèbre détective londonien. Une heure après, la bouffarde au fin bec échappa de la bouche qui cria :
— Watson ! Nous partons !
Froissé, humidifié par les mains moites de Sherlock Holmes, le journal finit par glisser des doigts pareils à des serres d’oiseau prédateur. Le fidèle compagnon ramassa l’édition du Times, cause de sa présence dans l’express de Paris. L’ami médecin observa son vis-à-vis. En vingt années d’aventures, c’était la première fois qu’il voyait le détective angoissé, voire terrifié ! L’article ne pouvait en être la cause :
« Arsène Lupin invite Monsieur Sherlock Holmes à la réception qui sera donnée en son honneur au sommet de la tour Eiffel à l’occasion de l’Exposition universelle, symbole de paix, de réconciliation et de collaboration de toutes les nations.»
Les moustaches de l’ancien major se dressèrent devant l’audace du célèbre cambrioleur français. L’index et le pouce vinrent lisser les poils couvrant le sourire de Watson. Mais l’inquiétude reprit le dessus. Le visage émacié, les yeux agités sous les paupières baissées, et un tremblement, par soubresauts, des mains de son ami assoupi ne permettaient aucun doute sur le pronostic.
— Il chasse à nouveau le dragon !
Dans les veines de Sherlock Holmes circulait effectivement l’héroïne injectée juste avant le départ.
Descendus à la gare d’Austerlitz, ils furent accueillis par un chauffeur en frac et casquette blanche.
— Il n’est pas besoin de vous faire du mauvais sang, Watson, dit Holmes à son compagnon qui porta la main à son revolver placé sous sa veste de tweed. Lupin a besoin de nous. Au demeurant, que feriez-vous aux deux gorilles qui nous suivent depuis Londres ?
À une dizaine de mètres derrière la frêle épaule gauche du détective, Watson aperçut les larges carrures qualifiées de bipèdes.
— Prenez-le comme un indice de l’importance que Lupin accorde à nos modestes talents.
Sur ce, les deux invités du plus célèbre cambrioleur prirent place à bord de la luxueuse automobile. À la vitesse de son moteur à 4 cylindres poussé au maximum, la Packard dévora les 20 km les séparant du rendez-vous.
Une heure après, nos deux amis étaient au sommet de l’extravagante flèche d’acier. Une coupe de champagne à la main, les mondains, les officiels, n’avaient qu’un seul sujet de conversation : la disparition de la dernière statue de Paris !
— Bonjour Mister Holmes.
Sherlock délaissa le fabuleux panorama qu’offrait le sommet de la dame d’acier, se retourna, et découvrit un homme jeune, vigoureux, à la silhouette sportive sous un smoking noir, une cigarette prolongeant la finesse de ses doigts. Un regard franc, intelligent, avec une pointe d’humour au fond, brillait dans un visage sans âge, la mâchoire affirmée, accompagnée de lèvres fines surmontées d’un nez élégant.
— Lupin en chair et en os !
Arsène s’inclina légèrement. Au vu de tous, le cambrioleur le plus traqué se montrait sans masque, ni travestissement et en pleine festivité mondaine !
— Voici pourquoi j’ai besoin de votre aide.
De la poche droite du smoking, Lupin sorti le précieux parchemin Atlanticus.
Sherlock accepta le rouleau, mais il ne l’ouvrit pas. Son regard perçant plongea dans les iris d’Arsène. L’examen ne dura que quelques secondes, pendant lesquelles celui-ci se sentit mis à nu, sa réelle personnalité entièrement dévoilée : ses doutes, ses triomphes, ses souffrances, ses audaces, ses interrogations. L’examen terminé, le fin limier anglais rendit le précieux rouleau millénaire et tendit la main droite à son adversaire. Arsène la serra avec franchise.
Chapitre 10 : Cagliostro
« Eternam ». Dans le silence mortuaire du repaire secret, les deux adversaires, réunis pour lutter contre le plan machiavélique de Cagliostro, sentirent le froid de la malédiction les cerner. Holmes, épuisé par le mois de lutte, moralement atteint par la perte de son ami Watson, finit par s’allonger dans la Duchesse brisée. Il apprécia le confort de ce fauteuil du XVIIIème siècle tandis que face à lui, Cagliostro, jeune, belle, était statufiée, allongée lascivement comme l’Olympia de Manet. Le détective scruta l’expression des yeux de celle qui allait détruire tout un univers par obsession d’être immortelle. La pierre exprimait cette volonté hors du commun capable des plus grands crimes. Cette même obstination animait encore les yeux anglais. Emplis d’une profonde lassitude, ils se portèrent vers son l’ancien adversaire devenu l’ultime ami : Arsène Lupin. L’homme imprenable avait perdu son élégance, son caractère primesautier.
— Il ne lui reste que cette volonté d’acier, observa Holmes, tandis qu’il étudiait pour la 3ème fois la lettre d’adieu qui lui était adressée.
Cher Arsène,
Je savais que tu réussirais à me débusquer malgré les embûches et l’adversité.
L’éternité a toujours été le sujet de mes préoccupations. Rester jeune, belle, désirable. La potion de jouvence de mon défunt époux Cagliostro ne fait que reporter le macabre rendez-vous. Pour lui poser un lapin, à cet amant que je ne désire pas, j’ai échafaudé la fin de notre monde. Grâce à la malédiction Atlanticus, notre univers deviendra légendaire comme le sont devenus les dieux de l’Antiquité. Comme eux, nous deviendrons des effigies de héros, imaginaires pour le restant des siècles à venir.
Les yeux obstinés tentèrent de trouver un secret crypté entre ces lignes, une clef qui empêcherait la dissolution de leur monde. Le génie avait tourné à la démence pour arriver à la paranoïa, conséquence des innombrables et terribles épreuves traversées. Trop sollicité, l’esprit de Lupin était devenu fou. La fantastique mécanique s’était enrayée. Le corps athlétique était aussi marqué. Traînant la jambe gauche, l’ex-amant vint se placer face à sa maîtresse Cagliostro. La sensualité figée dans le marbre avait une expression de défi et d’arrogance devant le temps destructeur. La main, aigrie à présent, frappa sa rage sur l’attractif visage. La douleur irradia les phalanges brisées. La damnation gagna la jambe mordue par les chiens-loups quelques mois avant. In extremis, la rage avait été vaincue. La malédiction progressa et atteignit le bas du corps qui devint dur. Dans un suprême geste, Arsène mit devant lui la seconde partie du texte Atlanticus. L’indomptable esprit chercha un antidote au poison qui déjà avait fait entrer Sherlock Holmes dans la légende. L’extraordinaire détermination qui n’avait jamais cédé, fut absorbée. À son tour Lupin quitta les vivants et entra dans l’imaginaire collectif, pour l’éternité.

