
Et si Ulysse n’était pas parti
— Que le temps est pressé ! Il file comme un cheval au galop !
À cet amer constat, Télémaque posa une main sur la large épaule de son père. Au geste affectueux, Ulysse saisit d’une main vieillie celle encore jeune de son fils. Une bourrade de deux enfants sortit le vieux roi de l’amertume. Les yeux bleus de quatre-vingts ans fixèrent les yeux noirs âgés de six ans. De leurs petites mains, chacun saisit une des jambes affaiblies du vieux monarque. S’appuyant sur une canne, Ulysse se pencha vers eux. Leurs visages identiques lui décochèrent un innocent sourire. Le vieux marin poussa un cri tonitruant. Effrayés par l’imitation du grognement de l’ours, le garçon et la fille coururent se réfugier auprès de leur mère Nausicaa. Comme son mari, Télémaque, elle portait avec prestance la quarantaine. Soulignée par une cordelette dorée, sa taille était restée fine. La longue toge bleue révélait les fins bras et mettait en valeur leur teint de lait. La coiffure était à la mode de l’Empire : longues tresses frisées au fer, imprégnées de poudre d’or. Appuyé sur l’avant-bras de Télémaque, Ulysse se dirigea vers la cheminée de la vaste salle. Deux tabourets pliants, en bois d’ébène et décorations d’ivoire, y faisaient face. Aidé par son fils, le patriarche s’assit. Entre les jambes, il posa sa canne, sculptée dans du châtaignier. Un vent marin fit bouger les fins voiles de lin encadrant la large ouverture sur la terrasse. Le large promontoire longeait la façade sud de l’immense palais et offrait une vue splendide sur la mer Égée. Les reflets du soleil sur les vagues firent réagir les pupilles du vieux navigateur. Immédiatement, les narines du large nez réagirent à l’odeur d’iode. La mer. L’aventure. La liberté. Les richesses. Les cris des deux enfants, Antranik et Pénélope, attirèrent l’attention du navigateur nostalgique. À travers la vaste salle, les jumeaux se précipitèrent vers le vieil homme. À quelques mètres de lui, ils glissèrent sur le sol en marbre rouge veiné de noir. Les deux images identiques chevauchèrent ensuite chacune une jambe de l’ancien roi d’Ithaque. C’était leur rituel. Ulysse, devenu conseiller de l’empereur hittite Suppiluliuma Ier, passa ses fortes mains dans les cheveux bouclés de ses deux petits-enfants. Il attendit avec plaisir les questions que ces deux petits démons ne manqueraient pas de lui poser. L’attente fut de courte durée.
— Grand-père, raconte-nous le temps des conquêtes. Comment tu as vaincu les ennemis de l’Empire, demanda Antranik, le garçon.
Ulysse fixa avec ravissement les pupilles juvéniles pleines d’attente. Il aimait ces instants de complicité. Aujourd’hui, jour anniversaire de ses quatre-vingts ans, il accueillait la tranquillité, récompense à sa vie tumultueuse.
— Je vous les ai racontées des dizaines de fois, répondit-il faussement modeste.
— S’il te plaît Grand-père ! Encore une fois ! Juste une fois, supplièrent en cœur les jumeaux.
Ulysse fixa Antranik et Pénélope. Comme Castor et Pollux, ils étaient un double parfait l’un de l’autre. Au fond de leurs yeux noirs, il revit la nuit qui décida de son destin. La nuit de la trahison.
Le ciel était sans étoile la première fois qu’il rencontra le conseiller de l’empereur hittite Suppiluliuma Ier. Comme convenu, il était venu seul au secret rendez-vous. Par sécurité, la veille, entre des rochers, il avait caché ses armes : un bouclier, un glaive et son puissant arc qu’il était seul capable de bander. L’arceau propulsait des flèches qui transperçaient n’importe quelle cuirasse. Tapi au sommet d’un rocher, Ulysse observa attentivement l’étranger. Depuis plusieurs minutes, le conseiller hittite faisait les cent pas. Dans cette nuit sans lune et sans étoile, le Grec ne distinguait qu’une silhouette drapée dans de larges habits. Négocier la reddition d’Ithaque était la tâche la plus difficile de son règne. Depuis plus d’une année, il combattait l’armée hittite. Il savait la lutte perdue. Les troupes d’invasion du peuple des steppes étaient bien supérieures à sa petite armée, réduite à une poignée d’hommes. Par cette résistance, il espérait obtenir de meilleures conditions de reddition. Pendant encore quelques minutes, Ulysse observa la silhouette, distante à peine d’une centaine de pas de son point d’observation. Elle tournait sur elle-même. L’impatience se déduisait des pas nerveux. La peur aussi. C’était la preuve que l’envoyé de l’empereur Suppiluliuma Ier était venu seul, comme convenu. Si celui-ci avait affiché une démarche plus assurée, le risque d’un guet-apens aurait fait rebrousser chemin au prudent Ulysse. Le roi d’Ithaque soupira. Il rampa en arrière. Par un passage discret, il rejoignit le conseiller. Il réussit à apparaître juste derrière la silhouette. Lorsqu’elle se retourna, elle poussa un cri de surprise. L’intonation de la voix étonna Ulysse. Sans hésiter, il franchit les quelques mètres qui les séparaient et tira violemment la large étoffe qui recouvrait le visage de l’envoyé de l’empereur. Le conseiller était une femme ! L’instant d’après, Ulysse reconnut le contact désagréable du tranchant d’une lame sur sa gorge. La femme cria quelques mots en hittite. La pression de la lame du couteau les fit comprendre au fougueux roi d’Ithaque.
— Ulysse, roi d’Ithaque, enchanté, dit-il, feignant l’impassibilité.
La lame aiguisée resta appuyée sur la gorge. En face de lui, la jeune femme d’une vingtaine d’années lui tenait tête. Les yeux verts brillaient de colère. D’une tête plus petite, elle n’était nullement intimidée par la carrure du Grec.
— Antarame, envoyée du grand et invincible empereur Suppiluliuma Ier, barbare !
Lentement, la jeune femme retira la lame effilée. Un fin filet de sang accompagna le geste. Ulysse passa la main sur sa gorge et pausa ensuite les doigts à ses lèvres. Ils étaient ensanglantés.
— « C’est ainsi que débuta l’histoire d’amour entre le roi d’Ithaque et la troisième fille de l’empereur ».
À ces mots, prononcés par la voix profonde et grave de son grand-père, la jeune Pénélope sourit jusqu’aux oreilles. Cet instant du récit des aventures de son grand-père produisait toujours cet effet chez la jeune enfant. Les années n’avaient pas entamé le pouvoir de persuasion du rusé Ulysse.
La ruse. Depuis l’enfance, elle était sa plus fidèle amie. Plusieurs fois, elle lui avait sauvé la vie. Grâce à elle, il avait échappé à la guerre des Athéniens contre Troie. Lorsque les chefs des autres royaumes étaient venus demander son aide, Ulysse avait eu l’ingéniosité de simuler la folie. Il avait attelé une charrue avec un bœuf et un âne et avait ensuite labouré un champ en y semant du sel. Face à ce comportement absurde, les rois achéens furent persuadés que le roi d’Ithaque était devenu fou. Ils étaient repartis sans lui.
Pour Ulysse, une guerre entre Athènes et Troie ne pouvait qu’affaiblir ces deux nations de force équivalente. Mais la soif de pouvoir du roi Agamemnon avait convaincu les seigneurs achéens. Les fabuleuses richesses de l’imprenable Troie avaient aveuglé leurs jugements. Le temps avait donné raison à la sagacité d’Ulysse. Pendant des années, les deux puissances s’étaient épuisées dans une guerre sans fin. Les deux adversaires ne purent résister à la venue inattendue d’un troisième acteur : l’empereur hittite Suppiluliuma Ier. Depuis le début de l’affrontement, l’Empereur de la région de l’Hatti avait observé les victoires et défaites des deux armées. Patiemment, il avait attendu l’occasion pour les réduire à sa merci. Fin tacticien, il avait fondu sur l’armée troyenne et athénienne à la vitesse de ses chars légers. Dressés sur ces plateformes mobiles, tirés par de rapides chevaux, des archers avaient exterminé les troupes ennemies. Face à la déferlante hittite, Ulysse résista grâce à une flotte de douze bateaux. Elle emportait en mer une partie des soldats ithaquiens, tandis que l’autre restait cachée à travers les multiples petites îles de la mer Égée. Pendant des mois, une guérilla maritime et terrestre harcela les Hittites. Ulysse organisa des razzias contre leurs garnisons. Comme les violentes tornades qui ravagent parfois les îles du royaume d’Ithaque, les compagnons d’Ulysse s’abattaient sur les soldats ennemis à la vitesse de leurs voiliers. Ils brûlaient leurs édifices, pillaient leurs réserves. Ulysse participait passionnément à ces sauvages équipées nocturnes. La violence le grisait. L’or aussi. « Ne leur laissez rien ! Prenez-leur tout ! » était le mot d’ordre. Au lever du soleil, les douze insaisissables voiliers disparaissaient dans les brumes du matin. Les marins expérimentés connaissaient la moindre crypte. Natifs de la région, ils trouvaient leurs routes dans les nuits les plus noires et les plus mauvais temps. Ulysse nomma cette tactique : « l’Essaim d’Abeilles ». L’idée lui était venue en observant des abeilles virevolter autour d’une ruche saisie par un ours. Ithaque était la ruche attaquée, ses navires en étaient les abeilles. Ils luttaient contre l’envahisseur hittite, gigantesque armée qui avait réussi à vaincre les armées de Troie et d’Athènes et qui, imperturbablement, continuait d’avancer vers l’ouest, galvanisée par les victoires. Même les indomptables Spartiates avaient fini par négocier avec Suppiluliuma Ier. Une phalange d’hoplites faisait à présent partie des contingents de l’Empereur. Via des contacts secrets avec eux, Ulysse apprit que la tactique de « l’Essaim d’Abeilles » dérangeait les plans du Grand Suppiluliuma Ier. Le Roi des Rois surnomma Ulysse « Le Fantôme des mers ». Une fois de plus, la ruse était la plus forte.
De retour de l’entretien secret, dans son repaire sur le mont Niritas, Ulysse était satisfait. La jeune Antarame lui avait offert tout ce qu’il désirait. Comme à chaque négociation, le seigneur d’Ithaque avait commencé par exiger l’impossible : l’indépendance d’Ithaque. Un éclat de rire avait accompagné cette proposition. La princesse Antarame avait rappelé la supériorité numérique des troupes de l’empire sur les petites embarcations du roi insoumis. Ulysse avait répondu par un salut et était parti. Magistral coup de bluff. Devant cette réaction inattendue, la jeune femme ne sut quoi faire. Elle le rattrapa et lui fit part des conditions de reddition proposées par Suppiluliuma Ier, son père. En échange, Ulysse devait cesser toute attaque contre les garnisons hittites. Le roi expliqua que les soldats hittites avaient brûlé les champs et les maisons. Son peuple réclamait vengeance. La paix ne ferait pas pousser le blé avant l’été et ne remplirait pas des greniers vides. Quelques secondes de silence avaient suivi ces arguments. Une ombre s’était approchée du ventre d’Ulysse. C’était une main tendue et ouverte. La troisième fille de l‘empereur lui promit du blé ainsi que tout le bois nécessaire pour réparer les constructions démolies.
— De l’or calmerait les plus belliqueux de mes barons , surenchérit-il.
Après un moment de réflexion, la tête de la silhouette s’inclina d’un hochement. Seulement alors, Ulysse serra la main dégantée. Puis d’un geste brusque, il amena la jeune femme contre lui. De force, il l’embrassa ! Antarame s’était débattue. Puis avait cédé à ce baiser enflammé.
— Voilà ce qui est ma plus belle victoire ! jubila Ulysse.
La conquête du cœur d’une des filles de l’empereur était, pour lui, pareille à la conquête de territoire. Subjuguer le cœur d’Antarame élargissait l’horizon de son petit royaume d’Ithaque. Il était loin de se douter que lui aussi était pris dans les filets d’un pêcheur intraitable : Cupidon. Face à l’amour, la ruse cette fois-ci fut inefficace. L’amour. Voilà ce qui avait réellement bouleversé son destin. Par cette nuit noire, pareil à l’encre que jette un poulpe, son cœur fut soumis. Cette nuit, il ne put éviter la flèche de Cupidon.
— Ulysse l’insaisissable était tenu !
À cette phrase, il passa une large et forte main dans sa barbe grisonnante.
— La ruse est plus forte que les armes ! clama le jeune Antranik, assis sur la jambe gauche de son grand-père.
C’était toujours ce que disait Ulysse à cet endroit du récit. Intérieurement, le vieux conteur fut déçu que son petit-fils lui coupe son effet.
— Oui, mais l’Amour est plus fort que la ruse ! répliqua la jeune Pénélope à l’encontre de son jumeau.
Ulysse et le jeune Antranik échangèrent un regard. L’Amour était effectivement un sentiment puissant, mais l’amour du pouvoir l’était encore plus. Ulysse vit dans les yeux du jeune garçon la flamme de l’aventure, du guerrier, du conquérant. Pour le gamin, l’Amour restait une histoire de filles. Il ne connaissait pas encore la puissance de ce sentiment qui avait assujetti le cœur d’Ulysse lors du premier rendez-vous avec la princesse Antarame.
À l’époque, la réalité était pourtant bien noire. Les marins d’Ithaque étaient épuisés par les incessantes sorties en mer. Les bateaux souffraient aussi. Les mers difficiles des trois derniers mois avaient usé les embarcations tout autant que les hommes. Tous voulaient du repos. Seule la force de persuasion d’Ulysse réussissait encore à entraîner les équipages vers de nouveaux combats. L’orgueil des hommes aussi. Mais l’éloquence d’Ulysse ne put rien face à la faim et à la maladie. Suite à un terrible hiver, un quart des hommes tomba malade. Ils furent alités sur de la paille humide, cachés dans des grottes réparties dans les montagnes des îles du royaume: Ithaque, Doulichion, Samé et Zakynthos. Avant l’attaque des troupes hittites, les îles d’Ithaque et de Doulichion produisaient du blé et du vin. Ithaque, surnommée « le bon pays à chèvres et à porcs », connaissait un élevage prospère. Ulysse lui-même possédait un cheptel de plusieurs milliers de bêtes, sous la conduite d’Eumée, son porcher-chef, ainsi que de plusieurs bouviers et pâtres. L’île possédait en outre des forêts, tout comme Zakynthos. À présent, les luxuriantes vignes pourrissaient sur pieds, si elles n’avaient pas été ravagées par les soldats hittites qui, comme des sauterelles, avaient pillé les grappes du précieux nectar. Pour affamer la population qui soutenait son roi en guerre, les champs de blé furent brûlés. Loin de décourager les paysans, cela renforça leur soutien. Les destructions attisèrent la haine. Plusieurs d’entre eux rejoignirent les compagnons d’Ulysse partis se cacher dans le mont Niritas au centre, Stefano au sud et Roussano au nord. Ainsi répartis sur l’île d’Ithaque, ils harcelèrent les troupes ennemies. De nuit comme de jour. Loin de se tenir éloignées des combats, les femmes séduisirent les soldats ennemis avides de femmes. Une fois leur besoin assouvi, ils étaient égorgés durant leur sommeil. Elles empoissonnaient leur nourriture, leur boisson ou les entraînaient dans des traquenards. La tactique de « l’Essaim d’Abeilles » était à son apogée. Mais le rude hiver refroidit les plus ardents feux de la vengeance. Bien plus que les menaces ou les exécutions sommaires, la famine réduisit les actions du peuple d’Ithaque. Rien ne pouvait vaincre cette calamité. Seule la haine, alimentée par l’éloquence d’Ulysse, tenait encore le peuple de son côté. Mais pour combien de temps ? Tout cela Ulysse l’avait soupesé avant de tenter des pourparlers avec l’empereur Suppiluliuma Ier.
Soudain, une vive douleur ramena Ulysse au présent. Depuis plusieurs jours, des pointes le lançaient dans la poitrine. Elles le prirent à l’improviste, en plein milieu du récit. Cette fois, son visage impénétrable ne réussit pas à cacher à son entourage la souffrance qu’il éprouvait. Resté pourtant à l’écart, Télémaque aperçut la grimace affecter les traits de son père. Il s’approcha du petit groupe assis face à la large et profonde cheminée en marbre rose.
— Si vous laissiez votre grand-père se reposer un peu ? Qu’en dites-vous, mes trésors ? demanda l’actuel roi d’Ithaque, en se penchant vers ses deux enfants assis chacun sur une des jambes d’Ulysse.
Sans rien dire, les deux enfants obéirent à leur père. La jeune Pénélope monta avidement dans les bras musclés que lui tendait son père, tandis que sa copie masculine fixa le profil barbu de son grand-père, immortel à ses yeux d’enfant de six ans. Antranik voyait en lui le plus puissant guerrier du monde. Ulysse vit le regard interrogateur et inquiet du jeune garçon. Le vieux monarque lui fit un clin d’œil. Convaincu, l’enfant serra entre ses petits bras la large tête aux cheveux poivre et sel. Il galopa ensuite vers les jardins situés tout autour du vaste palais. Petit à petit, la souffrance diminua dans la large poitrine de l’ancien conseiller de l’empereur Suppiluliuma Ier. Ulysse savait ce qu’elle signifiait. C’étaient les pas de la mort qui se rapprochait. Les décoctions, potions et remèdes des médecins de l’empereur Muršili II, fils de Suppiluliuma Ier, n’y pouvaient plus rien.
Ulysse tourna la tête en direction de la terrasse. Il fixa l’horizon de la mer qui rayonnait sous la lumière du soleil de cette fin d’après-midi. Il songea à l’empereur Suppiluliuma Ier, mort six mois plus tôt des suites d’une épidémie de peste. Celui qui avait été son mortel ennemi pendant plus d’une année était devenu son meilleur ami le reste de son existence.
— Décidément, les Dieux et les Parques décident du destin des hommes, songea-t-il.
À leur première entrevue dans la ville de Hattusa, capitale de l’empire, Ulysse avait été surpris. L’acropole de Hattusa était le lieu où résidaient l’empereur et sa famille. Ils y vivaient entourés des plus hauts dignitaires de l’empire, appelé « Fils de Roi ». L’empereur demeurait au sommet d’une citadelle, nommée la « Maison du Roi des Rois ». Dans l’espace appelé Halentuwa se trouvaient ses appartements. Suppiluliuma Ier disposait d’une garde personnelle, les Mesedi. Un chambellan, un majordome, des prêtres, des médecins, des pages, des portiers, des blanchisseurs étaient au service de la fastueuse cour de l’Empereur. Pour des raisons diplomatiques, de nombreux dignitaires étrangers visitaient la cour hittite. Ils étaient reçus officiellement dans la salle d’audience qui, avec sa centaine de colonnes, évoquait une forêt. Dans la ville basse, la « Maison du coteau » était un des bâtiments du complexe système administratif hittite. Il avait un étage et était organisé autour d’un vaste espace central. D’autres constructions administratives se situaient sur les promontoires rocheux de la ville haute : Yenicekale, Nişantepe et Sarıkale. Le bâtiment de Nişantepe, situé juste au sud de l’Acropole, détenait à lui seul plus de trois mille cinq cents bulles d’argile portant les empreintes des sceaux des rois et des fonctionnaires royaux.
Dans la salle d’audience, appelée « Chambre Aux Milles Colonnes », les immenses fresques murales et l’apparat somptueux n’impressionnèrent pas le roi d’Ithaque. Tout au plus attisèrent-elles sa convoitise. Mais la rencontre avec l’empereur Suppiluliuma Ier marqua Ulysse à vie. Il s’était imaginé un puissant guerrier, mesurant deux mètres, à la voix puissante et aux yeux de fauve. Rien de cela chez l’Empereur. De grands yeux, cernés de paupières en amande, un corps fin, élancé, sous d’amples tenues de soie, tombant jusqu’aux chevilles. Une généreuse barbe, frisée au fer, indiquait la quarantaine de l’homme. Un charisme mélangé à une conviction intérieure émanait du souverain. C’est ce qui étonna le plus le roi d’Ithaque.
À son entrée, Ulysse fit les trois saluts protocolaires. Après chaque salut, comme l’exigeait l’étiquette hittite, il avança de cinq pas en direction du trône. Les nombreux vassaux, venus voir l’imprenable « Fantôme des mers », furent étonnés de la tenue peu raffinée du roi grec : une tunique blanche, accrochée au niveau de l’épaule gauche, révélant la musculature du pectoral droit, s’arrêtant à mi-cuisse. Tandis qu’il avançait d’un pas assuré, Ulysse perçut un petit rire. Immédiatement, il s’arrêta. Entre les centaines colonnes en bois sculpté, il repéra l’insolent. Sous le regard meurtrier, le noble blêmit. À cette attitude inhabituelle pendant la Cérémonie d’Hommages à l’Empereur, un lourd silence se fit dans l’assemblée. L’insistance des yeux du roi d’Ithaque fit baisser la tête du perturbateur. Heureux de l’effet obtenu, Ulysse reprit alors la marche vers le trône. Arrivé à moins de cinq mètres du Maître de l’Empire, Ulysse prononça d’une voix ferme et assurée le serment d’allégeance du royaume d’Ithaque à l’empereur Suppiluliuma Ier. Intérieurement, il ne put s’empêcher de rire de la coiffure de celui-ci. Le bonnet hittite lui semblait le comble du ridicule. La forme exagérément pointue était, pour l’esthétique grecque, un non-sens, voire une stupidité. Pendant le discours à la gloire des forces armées hittites, Ulysse reconnut la jeune Antarame, conseillère et fille de l’empereur. Debout à côté de son père, elle affectait un regard trop distant pour que celui-ci ne soit pas feint. Ulysse y vit un indice des sentiments qui animaient le cœur de la jeune princesse. Sa prestation d’allégeance terminée, Ulysse prit place parmi les dignitaires étrangers venus rendre hommage au maître de l’Hatti. Il se mit à côté des représentants de Sparte. Lors de leur soumission, l’élite spartiate réussit à garder ses privilèges. Ils obtinrent aussi l’assurance qu’aucun hittite ne viendrait s’établir sur les terres lacédémoniennes. Le seul tribut demandé par Suppiluliuma Ier était un contingent de cent hoplites.
Ainsi, les anciens adversaires étaient incorporés à l’immense armée qui comptait plus de cinquante mille hommes. À chaque victoire, en fonction de leur prouesse et leur engagement lors des combats, les anciens ennemis étaient richement récompensés. La coutume avait été instaurée par l’empereur Suppiluliuma Ier, malgré les réticences de son entourage. Le souverain s’attachait ainsi la fidélité de ses anciens adversaires. L’intelligence était ce qui différenciait l’empereur Suppiluliuma Ier des autres rois arrogants et belliqueux. Sa culture égyptienne, hellénistique, jumelée à la connaissance de nombreuses langues et dialectes, surprenait. Ouvert à la conciliation, l’empereur se montrait fin négociateur, habile à résoudre les conflits les plus difficiles. Mais il était intransigeant avec les traîtres. Leurs condamnations étaient publiques. Ils étaient torturés à mort devant la Grande Assemblée des Dignitaires de toutes les régions de l’empire. Un mélange parfait d’intelligence, de ruse et de cruauté maîtrisée, avait conclu Ulysse, au fil des années passées au service du Roi des Rois.
Au cours des batailles, Suppiluliuma Ier remarqua la vivacité d’esprit du rusé Ulysse. Patiemment, il l’intégra au cercle de ses intimes. La passion amoureuse entre le roi grec et Antarame put alors s’épanouir. Mais elle prit du temps. Lors de leur première rencontre, le roi d’Ithaque avait embrassé la jeune Antarame, par bravade et par défi. Après ce baiser plein de fougue, et sans qu’il s’en doute, la graine de l’amour fut plantée dans son cœur pourtant endurci par le deuil de son épouse Pénélope. Elle mit du temps à germer. La haine contre l’envahisseur hittite et l’amour encore vivace pour sa femme défunte luttaient ensemble contre cette passion inattendue pour Antarame, la fille de son ennemi. Des mois s’écoulèrent dans cette lutte intérieure, tandis que la paix s’établissait entre Grecs et Hittites. Chaque jour, l’amour gagnait un peu plus de terrain sur la haine et le deuil. Le roi d’Ithaque ouvrit son cœur, lieu du terrible secret, à son fils Télémaque. Âgé d’une vingtaine d’années, le jeune homme refusa d’entendre les sentiments de son père. Pendant une année, les deux hommes ne se virent plus. À ses yeux de fils, Ulysse trahissait la mémoire et l’amour de sa mère. L’absence de son unique enfant tourmenta Ulysse autant que l’amour pour Antarame. La troisième fille de l’empereur remarqua le déchirement intérieur de son aimé. Ne voulant pas être la source d’une séparation entre le père et son fils, elle s’éloigna.
Laissé seul, le roi d’Ithaque décida de rejoindre Télémaque, parti en campagne contre un nouvel ennemi des Hittites. Les combats les rapprochèrent. Ulysse lui promit de ne plus jamais revoir Antarame. Pendant une saison, à bord des Douze Nefs grecques, père et fils, réconciliés, combattirent côte à côte. Mais lors d’un affrontement contre les Lybiens, Ulysse reçut, dans la jambe gauche, une flèche empoisonnée. Le poison hellébore se répandit rapidement dans l’organisme. Au chevet de son père, Télémaque découvrit alors tout l’amour de la princesse Antarame. Les pronostics des médecins impériaux étaient pessimistes.
— Les remèdes agiront s’ils sont accompagnés des prières aux Mille Dieux de l’Hatti, recommandèrent-ils.
Télémaque promit à l’ensemble des dieux hittites que s’ils sauvaient son père, il ne s’opposerait plus à l’union avec Antarame. Le miracle eut lieu. Un mois après le mortel empoisonnement, le vigoureux Ulysse épousait Antarame, la troisième fille de Suppiluliuma Ier. Une solide amitié se noua entre les deux souverains.
Les dernières années de conquêtes arrivèrent. Le temps de la diplomatie prit le pas sur les valeurs guerrières. En vingt ans d’incessantes offensives, le territoire hittite avait plus que doublé. L’empire s’étendait à présent de la région de l’Hatti jusqu’au nord de l’Égypte. La première cataracte servait de frontière avec le royaume du pharaon Ramsès II. Les lourds chars hittites avaient continué leur avancée victorieuse et, après d’âpres combats, avaient conquis la Libye. Mais face au fleuve Bagradas, ils avaient dû arrêter l’expansion. En Europe, les troupes conquirent la Thrace. Le Danube constitua la frontière nord de l’empire. L’ultime frontière de l’ouest fut le fleuve Volturno, au centre de la région Tyrrhénienne en Italie. Ainsi les fleuves, offrant une protection contre d’éventuels envahisseurs, constituèrent des frontières naturelles au vaste empire.
Le son d’une voix, reconnaissable entre toutes, attira l’attention d’Ulysse. Avançant au son d’un bâton d’ivoire, frappant le marbre rose de la salle d’apparat, entourée de magnifiques reliefs des années de conquêtes et de gloires, une femme aveugle soliloquait. Deux serviteurs vinrent entourer l’étrange personne. Ulysse reconnut Bat-Chir, la conteuse du grand roi de Babylone Nazi-Maruttash. La poétesse aveugle était un des otages babyloniens assignés à résidence dans le palais. On l’appelait Homer, car c’est ainsi que les dignitaires hittites désignaient les otages. Ceux-ci servaient de gages de confiance dans les actuels pourparlers.
Le nouvel empereur hittite, Muršili II, fils de Suppiluliuma Ier mort des suites d’une épidémie de peste, était en pleine négociation avec les Babyloniens devenus plus belliqueux depuis la montée au trône de leur nouveau souverain : Nazi-Maruttash. Pour assurer la pérennité des pourparlers, les deux puissants souverains avaient échangé des otages. Afin de montrer son désir de paix, mais aussi l’intelligence de la cour babylonienne et ainsi impressionner son possible futur adversaire, Nazi-Maruttash s’était délesté de la meilleure conteuse de Babylone : Bat-Chir. Elle était la plus extraordinaire conteuse qu’Ulysse ait rencontrée en quatre-vingts ans. Sa folie y était pour beaucoup. Cette folie créatrice lui était venue le jour où des abeilles l’avaient affreusement piquée au visage. Dans l’excitation, les dards venimeux des dizaines d’insectes crevèrent les yeux de la pauvre Bat-Chir. Elle en devint aveugle. Abandonnée par sa famille, plongée dans une nuit sans fin, Bat-Chir, âgée de neuf ans à l’époque, passa ses journées à errer dans les rues de la riche Babylone. Dans la solitude, elle s’inventa des histoires. Tout en marchant, elle les conta aux passants. Intrigués par ce comportement étrange, ils furent subjugués par les récits de la jeune fille. La réputation de la poétesse des rues grandit tant et si bien qu’elle arriva aux oreilles de l’empereur babylonien. L’éternelle nuit développa la mémoire de Bat-Chir. Elle fut capable de reprendre un récit à l’endroit exact où on l’avait interrompu des jours avant.
D’une voix ferme, l’ancien conseiller du défunt Suppiluliuma Ier ordonna aux serviteurs de laisser approcher la vieille femme vêtue d’une longue tunique descendant jusqu’aux chevilles. Le son grave de la voix d’Ulysse attira Bat-Chir comme la flamme attire un papillon.
— Alors vieille sorcière, que viens-tu encore me raconter ? demanda Ulysse, d’un ton mi-fâché mi-heureux.
— La victoire d’Athènes sur l’orgueilleuse Troie ! répondit péremptoirement Bat-Chir.
À cette annonce inattendue, Ulysse éclata de rire. Il aida la conteuse babylonienne à s’asseoir à côté de lui, sur le second tabouret pliant importé d’Égypte. C’était un des cadeaux du pharaon Ramsès II. Depuis plus de dix ans, l’Égypte était conquise dans sa partie nord. Le sud restait sous le contrôle du puissant pharaon. Pour celer la paix, Suppiluliuma Ier avait proposé en mariage, au maître de l’Égypte, sa seconde fille Maâthornéferourêen. Lors des noces, l’Égypte avait apporté de nombreux présents, dont les deux tabourets pliants, symboles des discussions entre les deux souverains. Une autre victoire diplomatique pour l’empereur Suppiluliuma Ier grâce aux recommandations avisées de son premier conseiller Ulysse.
— Tu es encore plus folle que moi ! Raconte-moi ça, ma bonne vieille Bat-Chir, dit affectueusement le vieux roi à l’encontre de la poétesse aveugle.
— Mais vous le savez bien, votre majesté. C’est vous qui avez mis un terme à ce conflit !
— Moi ? s’étonna franchement Ulysse.
— Oui, grâce à la ruse du Cheval de Troie.
À cette insolite invention, Ulysse sourit. La vieille femme avait plus d’imagination que l’océan ne contenait de goutte d’eau. Cette fin d’après-midi promettait un long récit palpitant fait de combats, d’or et de victoires.

