H. Ivresse

J’avais bu. Shot après shot. Une séance de shooting, comme ça, sans raison. J’ai fini sous la statue de Charles de Lorraine. Vous la connaissez pas celle-là. Normal, elle est pas touristique! Mon Charlot, il vous tourne le dos, limite s’il vous montre pas son cul de vieil aristo autrichien ! C’est pour ça que je l’aime ce géant vert. Godefroid de Bouillon, sur son dada, avec son air « C’est moi qui l’ai drapeau ! C’est moi qui l’ai drapeau !Nia nia nia nia! », pas mon truc. J’ai jamais aimé les frimeurs. Et, à dire vrai, le côté conquistador m’fait gerber. D’ailleurs, ce soir, mon estomac s’y est vidé avec empressement et satisfaction. Maintenant, j’me fume un pétard sous le popotin de mon Charles de Lorraine. S’il me lâche une caisse, c’est sûr, dans la seconde, je meurs asphyxié !
Le silence d’une nuit d’été, c’est la plus zen atmosphère qui soit. Couché sur la pierre du banc, je me laisse aller, le chichon comme compagnon. Comme dit le proverbe : « En mai, fais ce qu’il te plaît et en juin, fumeun! » .
L’afghant, c’est la meilleur. Costeau… Ai l’impression que les immenses fesses de Charles remuent… Ai plus l’habitude des mélanges… J’vieillis…. Non, mais, attend, là, c’est sur, elle bouge la statue! Putain de merde, mais c’est quoi ce bordel?! V’la qu’il descend de son podium le statufié! C’est Toy Story en life, version XXL ! Un d’c’est truc de comédien des rues qui jouent les immobiles?
– Hé, l’ami, t’en aurais pas un peu pour moi? Ai besoin d’une pause.
Ça parle argot les aristots? Et puis d’abord , ça parle les statues!?Ok, suis en plein délirium allucinatoire. C’est une première. Ça s’arrose!
– V’la mon gros, prend plutôt d’mon hydromel.
C’est vrai que la canette de Jup entre son pouce et son index, ça fait dé à coudre, mais on se ballade pas tous les soirs avec son fut! Même un soir de beuverie ! C’est les cafés qui feraient faillite ! Vous imaginez les mecs portant le fut sur leur dos, une paille directement reliée à leur bouche. Un peu le biberon avant dodo ! Genre cycliste parti pour un long trip. Et quel trip ! Ha, v’là qu’il s’installe maintenant. Et un p’tit coup de manche sur le couvre-chef, genre tricorne. Et oui, les pigeons c’est salissant ! Aucune éducation ! M’étonnerais pas qu’il sorte un mouchoir en dentelle de dessous sa gabardine pré 89. Maniéré le bonhomme. Encore une chance que le banc est en pierre, parce qu’avec son poids et sa masse ! Ça fait quand même un vide dans le paysage ce socle sans personne dessus.
– Quoi de neuf ?
– Boh… rien de spécial. La routine, le train-treintrain…
Qu’est-ce que j’raconte moi! J’taille une bavette avec une statue comme si je parlais avec Marc, mon collègue de 10 ans aux archives. J’bosse pas loin, à la Bibliothèque royale. Mais on s’en fout !
– et vous?
– Pareil…..
Pour meubler, j’ai extrais de ma veste ma dernière cartouche : une Carslberg d’un litre. On est restés assis comme deux idiots, lui avec ses 3 mètres de bronze verdi par les intempéries bruxelloises ; moi avec mes 65 kilos de routine et d’ennui. Et bien sûr, personne pour assister au show ! C’est toujours comme ça ! Enfin, dans les films du genre.
– Ha ça, je connais ! Carls…berg.
Les yeux vides d’une face verdâtre qui vous fixent, ça pétrifie quand même un peu.
– Ha ouais ?… Y en avait déjà à vot’ époque ?
– Houaaaaaa… T’es un marrant toi !
Limite s’il m’a pas filé une claque dans le dos !
– Carls…. c’est moi…. Charles….enfin mon nom de scène, comme disait l’artiste.
– Nom de scène?
– Ben oui. J’suis pas vraiment Charles de Lorraine.
-…
– C’est le sculpteur qui m’a demandé de poser avec ce costume d’aristo. Remarque, y a pire comme boulot. Avant j’étais ferrailleur. Tu vois ?
– Heu….oui….Mais vous êtes qui alors ?
– Ludovic l’aîné, rapport à mes 7 frangins né après ma v’nue dans c’te bas monde. Mais tu peux m’appeler Lud…
J’ai serré l’index et le majeur de sa paluche trois fois plus grande que la mienne. Une sorte de poussière gris émeraude est restée collée à mes doigts. Des sortes de peaux mortes sans doute. Un sourire a étiré les immenses traits de cette tête coiffée à la Louis XV, accompagné de grincements de tôles froissées. Ça m’a fait flipper. Comme un plongeur en manque d’oxygène, j’ai tiré plusieurs fois sur le joint, genre Hulot et son « Séquence émotion », pour ceux qui ont connu.
– Drôle de pipe !, qu’il m’a dit, l’ancien.
Ma tête s’est crue dans le Dalton Terror jumelé au Vampire. Moi qui supporte déjà pas la grande roue de la foire du Midi…
– Hé, tu deviens aussi vert que moi ! Hahahahahaaaaa…
Quand les policiers m’ont réveillé aux sons de » Faut pas rester là « , » Vous avez une adresse où dormir ? « , j’ai ouvert les yeux sur l’arrière-train de Charles-Lud. Il avait repris son poste: dos à la rue du Coudenberg, visage braqué sur la cour intérieur, main gauche posée sur la hanche, un papier roulé dans l’autre. Nerveusement, j’ai passé les miennes sur les joues. Pour faire circuler le sang, je les ai tapotées.
– Fait pas chaud, que j’ai dit aux visages inquisiteurs des policiers qui suaient déjà sous la chaleur du jour.
C’est lorsque j’ai vu ma figure dans le miroir de la salle de bains que j’ai compris leur étonnement: j’étais couvert de cette poussière gris-vert!
Depuis, je termine mes beuveries dominicales sous la colonne du Congrès. M’étonnerais 1er, ou le gars qui a p’t-être posé à sa place, y réussisse à descendre de son piédestal. Y fait 47 mètres de haut !