
Hasards
Hasard. Hasard de l’enfant qui braille dans les bras de sa mère ? Hasard de l’existence qui lui a fait rencontrer ce visage maigre, asiatique comme le sien, devenu son amant puis le père de ce bout de chair qu’elle tente de calmer en le berçant avec patience. Quelle probabilité avaient-ils, ces deux humains, de se connaître, de s’aimer ? Quels facteurs ont induit leur rencontre ? Même école ? Même quartier ?
Le hasard est partout, à chaque instant, tout autour de nous, nous les êtres vivants mobiles. Hier, j’ai joué au Lotto : 300.000 euros ! Le facteur qui m’a fait acheter la précieuse grille gagnante. Oui, mais aussi une misère économique et un amour aux longs cheveux noirs de vingt ans plus jeune que mes artères qui en comptent le double. Merveilleux hasard si je gagne. Perte inutile dans le cas contraire.
Assis dans la vaste gare où les boutiques et les snacks m’environnent comme les arbres dans une forêt, j’observe le passage des voyageurs entre deux destinations. Hasard de leurs pas sur le sol moucheté de gris. Hasard du choix de la place pour s’asseoir. Les aléas de la vie font se croiser, dans ce large bâtiment, des individus de toutes natures. Certains sont des résidents, des habitués du sol de pierre comme matelas, des poubelles comme magasins et des sièges au maillage d’acier pour se reposer entre deux quêtes de monnaie. Le nœud ferroviaire de la gare du Midi est aussi un nœud social. Il y a de l’ordre dans ces mouvements chaotiques. Chacun vient avec ses valeurs, ses besoins et ses contraintes : le pressé qui s’infiltre dans la cohue comme l’eau glisse entre les pierres ; le statique, statue assise, le gobelet de carton posé à terre, mais empli d’espoir de recevoir les précieux euros ; le jeune couple quittant Bruxelles heureux de souvenirs amoureux ; les képis et vestons orange-anthracite en pause avant la reprise des contrôles des tickets ; les solitaires prenant le temps, comme moi, d’observer, d’écouter tout ce petit théâtre, ce ballet qui s’effiloche au rythme du temps qui s’égrène jusqu’à une heure du matin. À cet instant, quel hasard nous a amenés à être ensemble dans cet endroit ?
Un homme de 60 ans est assis à ma gauche. Deux gardes s’approchent du visage aviné, puant le manque d’hygiène et le besoin d’amour. Les bedonnants uniformes le font fuir au rythme de sa béquille. Quel hasard a rendu cet être silencieux, replié en lui-même, comme sa veste de cuir noir usée engonce son corps malade d’alcool ? Deux enfants prennent à présent place. Étrangeté de la vie : une génération est partie clopin-clopant et la vitalité de l’enfance comble la place restée vide quelques secondes. Y a-t-il un ordre dans tout cela, se demanderait un scientifique ? Un destin, dirait un croyant ?
« Le terme probabilité possède plusieurs sens : venu historiquement du latin probabilitas, il désigne l’opposé du concept de certitude ; il est également une évaluation du caractère probable d’un événement, c’est-à-dire qu’une valeur permet de représenter son degré de certitude ; récemment, la probabilité est devenue une science mathématique et est appelée théorie des probabilités ou plus simplement probabilités ; enfin une doctrine porte également le nom de probabilisme ».
Voilà ce que m’apprend Wikipédia sur mon questionnement du jour. C’est froid, exact, précis comme la lame du scalpel du chirurgien. Comme lui, je décortique, éviscère, ce concept du hasard. Hasardeuses réflexions la veille du Nouvel An. Y aurait-il un lien ? Une angoisse existentielle sous-jacente ? Peut-être…
Hasard, accident, aléa, éventualité, conjoncture, fortune, autant de synonymes, de frères, pas tout à fait égaux, mais appartenant à la même famille.
Peut-être n’y a-t-il pas de hasard… il n’y a que des rendez-vous qu’on ne sait pas lire. Il n’y a que ce qui doit arriver et qui, à cause de nous, arrive ou n’arrive pas.
« Le hasard fait parfois bien les choses ». « Il faut donner quelque chose au hasard ». « Rien n’est réel sauf le hasard ». « La création a toujours besoin de hasard ». « La vie est sœur du hasard ». Toutes ces citations parlent de cet invité surpris qui peut bouleverser la trajectoire d’une vie.
Peut-être que cette notion n’existe que parce nous avons constamment en nous des désirs à assouvir, des objectifs à atteindre. Sans ce négatif au hasard, ce dernier n’existerait pas dans notre langage. Comme l’obscurité existe et se perçoit à cause de la lumière.
– Hasard, hasard,…
– Vous avez dit hasard ? Comme c’est hasard !
Pastiche d’un dialogue fameux entre Louis Jouvet et Michel Simon, qui me revient à l’esprit par le jeu des consonances : Bizarre, bizarre, comme c’est bizarre !
Hasard de la rencontre qui devient amitié autour d’une table d’inconnus en attente d’une nouvelle année que la gémellité de deux aiguilles temporelles fusionne dans une ambiance froide de gênes cachées sous un besoin de n’être pas seul ce soir unique de chaque fin de cycle. Hasard qui ne se fait pas, si l’un vient accompagné. C’est le repli sur la personne acquise. Cette ambiance, je la fuis comme la peste, comme j’ai fui les monologues-discussions de mon père auquel je pense en ces dernières heures de 2019. Timide introverti ? Non sensibilité exiguë d’une ambiance où la gêne se palpe comme le poulpe palpe ses œufs pour en prendre le pouls. L’âge aussi qui fait que je n’ai plus la patience d’attendre que mes élans vers l’autre brisent sa glace d’armure de jugements.
En cette nuit de fin, je retourne vers l’arbre de mon enfance, et traverse la ville pour aller le voir. Le tram me ramène vers mon passé triste. 2019, année de la mort de ma mère et d’une rencontre qui deviendra mon épouse en 2020. Vie mystérieuse, chaotique.
Hasard ! Tu as fait dévier ma route du tour du monde ! Tu es apparu un soir à la Cinematek, sous les traits de cette jeune femme à laquelle je pense à chaque moment et qui deviendra dans quelques mois ma femme.
Tu vois face à toi, je n’ose mettre de l’assurance. Tu es comme un chat : tu viens et repars quand bon te semble. Plier le hasard, le marteler de sa volonté d’acier comme le forgeron façonne le métal sous son lourd marteau. Volonté ? En ai-je manqué au cours de ces 46 années d’existence ? Sûrement ! Mais, hasard, tu m’as fait aussi des surprises si belles et intenses que je ne peux t’en vouloir ni te craindre jusqu’à la fin de ma vie. Seules la confiance et la connaissance de moi-même me permettent de t’accepter bon ou mauvais. Au fond ton synonyme, ton frère de lait, ton jumeau, ne s’appellerait-il pas opportunité ?

