DEFI

Instant . . .

– Étonnant. Je n’ai pas peur. Je devrais pourtant. Je dois être comme ce type qui saute du centième étage et qui, arrivé au 80ème, dit : « Jusqu’ici, ça va ».

Le vent hurlait dans ses oreilles. Il leva les yeux. Malgré la puissance de l’air qui faisait vibrer ses joues, il contempla la beauté du ciel, bleu comme un Magritte, nuages blancs en suspension, traces d’un pinceau géant. Il se sentit comme un touriste qui admire le plafond de la chapelle Sixtine. Sa gorge lui fit mal. Il n’avait jamais autant hurlé de toute sa vie. Ni si longtemps. À présent, il appréciait le silence abyssal, froissé uniquement par la vitesse. Le carrousel fou avait fini. Les cris avaient disparu, engloutis par l’azur.

Avait-il encore réussi à contrôler quelque chose durant la catastrophe ? Il y réfléchit qu’une fraction de seconde. Le spectacle était trop extraordinaire. Son esprit était dépassé par l’évènement qu’il traversait. Il plongeait vers une toile vertigineuse. Sans plus d’émotion ni de pensée, il se laissa aspirer par le paysage qui l’attirait, inéluctable et fatal.

Les écouteurs de son iPhone vinrent cogner à ses oreilles. Il enfonça dans ses tympans les deux bouchons auditifs. Son pouce réussit à atteindre la playlist. Il appuya sur le premier morceau, le dernier qu’il entendrait. La voix granuleuse et stridente d’Elton John entama « Rocket man ». Les paroles le firent s’envoler, alors qu’il plongeait, sans espoir de retour.

Malgré le danger imminent, il ressentit une nécessité. Son esprit la discerna. Sa conscience raisonna.

– Qui sait, peut-être le trouveront-ils ? Et puis ce n’est pas pour ça que je le fais…quoique… Ce serait une œuvre jamais réalisée. Un défi posthume.

Avec l’appui de la musique dans ses oreilles, il lutta contre les ressacs aériens. Il se tortilla comme un fou emprisonné dans sa camisole de force. Sous la sangle du siège, il atteint la poche de son jeans. Ses doigts reconnurent la texture dure du carton. Au dernier moment, il faillit lâcher l’objet de ses efforts : un carnet.

En dépit de l’accélération croissante, il examina la gigantesque mosaïque qui s’offrait à lui. Les conditions étaient extrêmes, mais son attention fut aspirée par eux. Pendant plusieurs secondes, il tenta l’impossible croquis. Les carreaux de terre agricole esquissés, le crayon vert parti dans les airs. L’ocre ne dura que deux secondes dans sa main tendue, concentrée, sur un chemin rectiligne d’à peine quelques centimètres de long. Éole fit dévier son tracé. Les perspectives devinrent troubles. Ses yeux piquèrent. Il examina son travail : un patchwork serré de nuances bichromes.

– Vu les conditions, c’est plutôt réussi, admit-il, satisfait.

Un léger sourire tira ses lèvres vers le haut.

– Pour une fois, je ne vais pas oublier de signer et de dater.

La mine pointue du crayon incrusta la feuille d’un pélican stylisé et des chiffres 2018. Avant d’abandonner son outil, Sullivan l’admira comme on observe la femme que l’on aime à l’instant où elle vous quitte. Lorsque ses doigts s’écartèrent, ses yeux s’emplirent de larmes. Le précieux bout de bois à la mine de graphite s’éloigna, irrémédiablement, loin, très loin de lui. Il largua ensuite le carnet, porteur du pictural testament.

Le froid de l’altitude le pénétra. Résigné, mais fasciné, il contempla le fabuleux panorama vers lequel il plongeait. Soudain, les paroles d’Elton John percutèrent ses tympans et firent vibrer ses émotions.

I miss the earth so much I miss my wife
It’s lonely out in space
On such a timeless flight

Ces phrases atteignirent sa conscience, s’emparèrent de sa raison et enclenchèrent un désir fou : affranchir sa volonté oppressée par la peur.

– Après tout, la vie n’est qu’une chute libre.

Ses mains saisirent la ceinture de sécurité. Un doute. Les doigts se coagulèrent sur le métal glacé de la boucle. Une fois ouverte, il n’y aurait plus aucun espoir, même infime, d’être miraculeusement sauvé ou du moins retrouvé. Cette pensée le ramena des années en arrière, au milieu d’un sentier d’une forêt inconnue.

Envahi par cet affolement, les griffes de la panique l’avaient rattrapé. Elles lui avaient déchiré l’estomac et intimé l’ordre de revenir, comme elle stoppait maintenant le geste de son choix final. II avait hésité. Une seconde. Peut-être deux. Le combat intérieur avait été aussi court en temps terrestre que déchaîné en intime. Ce jour-là, il ne voulut plus céder. Il se débattit contre ces piqures anesthésiantes que sont la raison, la logique, la sécurité. Leurs venins n’avaient plus eu autant d’effet qu’autrefois. Peut-être qu’à force d’avoir été exposé, il y était immunisé ? Un frisson à la base de la colonne l’avait électrisé, secoué. Sa jambe droite était partie en avant. La gauche avait suivi, par habitude sans doute ou par manque de compagnie. Rien de différent ne s’était alors produit. Le sentier, la lumière, les arbres, la température, tout était identique. Sous les denses frondaisons, il avait repris la route vers l’inconnu et la découverte. Il sentit qu’il s’éloignait de la panique et qu’il se retrouvait. Une heure plus tard, au bout du chemin, assombri par la nuit naissante, des lueurs étaient apparues. Une ville. Dans le lit d’une chaine d’hôtel, il avait fini par s’endormir, heureux de son exploit, peu spectaculaire il est vrai, mais exceptionnel pour chacun de nous. Cet événement avait été un carrefour. Il avait emprunté une nouvelle route. Jamais plus, il n’avait fait machine arrière. Jamais plus, il n’avait laissé la peur écraser son envie. Cette dernière fois, non plus.

À peine se délivra-t-il de la sangle qui lui comprimait le ventre, qu’il sentit son dos se délester du poids du siège. Il hurla, mais c’était le cri d’une naissance, comme un bébé qui vient au monde. Il devint un pantin désarticulé et partit en dérive. Il fit des tonneaux sans fin. Le paysage se mélangeait au ciel. Pour le peintre qu’il était encore, ces cercles provoquèrent des compositions qu’il n’avait jamais cru possibles ni imaginables. Peut-être que le sang qu’il lui montait à la tête y était aussi pour quelques raisons, comme ces drogues que l’on prenait dans les années 70 pour décoller de la réalité. Il fit la seule chose qu’il y avait à faire dans cette circonstance : se laisser aller. Le vent s’empara alors de lui. Il l’écrasa entre ses puissantes mains insaisissables. Le compressa comme une boule de papier mâché. Sans espoir, Sullivan ne résista pas.

Dans une ultime rébellion, Sullivan écarta les bras et tendit au maximum les jambes. Il eut alors l’impression d’être un oiseau. Il ouvrit les yeux. Il volait. Il prit son pied comme jamais il ne l’avait fait sur terre ! Tel un puceau excité par sa première nuit d’amour, il expérimenta plusieurs positions. Les résistances étaient multiples. Certaines acrobaties plaisaient au vent, d’autres pas. Entre temps, les plages vertes et ocre avaient encore grandi. Elles devinrent immenses. Exponentielles. Démesurées.

Dans le creux des oreilles, le dernier couplet de la chanson se terminait :

And I think it’s gonna be a long long time
‘Till touch down brings me round again to find
I’m not the man they think I am at home
Oh no no no I’m a rocket man
Rocket man burning out his fuse up here alone

Dans un affront final au destin, tel un aigle en piqué, Sullivan plongea volontairement vers la terre.

Sur la ligne d’horizon, un point tomba du ciel, accompagné des débris du vol Paris Tokyo.

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