DEFI

Jumeaux astraux

SIMON :

3, 2, 1,… Joyeux anniversaire Simon !!!!!

Et voilà, le même barnum qu’à ma naissance ! Les caméras, les interviews et toujours la même question : « Qu’est-ce que ça fait d’être le premier né de l’an 2000 ? » Rien à foutre, connasse de capitaliste ! Vous voyez pas les catastrophes qu’il y a autour de nous ? Et tout ça à cause de notre mentalité d’égoïstes américains ! On bouffe la planète ! On affame des populations entières ! On leur vole leurs richesses ! Et toi, petite merde de journaliste CNN et autre CBS, tu me demandes ce que ça me fait d’être le premier de l’an 2000 ?

– C’est une chance incroyable et une grande responsabilité ! Je représente le premier de la génération Millenium, en tant que tel je dois être…

Bref, je récite le texte tapé par le secrétaire de mon père. Je souris, mais intérieurement, j’ai la haine de la société américaine. Demain, je m’envole pour Istanbul. Officiellement, pour fêter mon anniversaire, en réalité, pour rencontrer Homar. Lui, il va me faire entrer dans l’armée des Purs et Justes. Ensemble, avec tous mes frères musulmans, nous allons changer le monde !

NOMIS :
– Inch’Allah ! Le passeur n’a pas menti. Des fausses cartes où l’on finit par mourir de soif perdu dans les plaines désertiques, ça courait dans mon village ! Les 10.000 piastres de la vente du cheptel n’ont pas été perdues. Je me demande ce que fait Karima ? À cette heure, elle doit être au bord de la rivière à laver les sarouals. Courage et confiance, petite sœur de mon cœur, arrivé en Europe, je trouverai bien un moyen de te faire venir. Ce vent est horrible ! Il me griffe de partout ! Allez, encore une heure et je m’arrête. Je continuerai la marche pendant la nuit. Et au plus tard après-demain, je devrais arriver à Istanbul et de là en route pour l’Angleterre. Joachim, mon cousin de Londres, me donnera une place dans son restaurant libanais. Un Syrien qui cuisine libanais, ça a fait rire toute la famille à la maison.

SIMON :

– Tu as l’argent ? Ok.

Homar est discret. Il ne compte pas les billets. À l’hôtel, le muezzin a lancé la « salat », la prière du soir. Communier avec mes frères musulmans a dissipé mes derniers doutes. La guerre contre mon pays est la seule solution pour faire changer les choses. Ils ne comprennent que les armes ! Dans trois jours, je pars pour le camp d’entraînement, quelque part au Qatar. J’ai hâte ! Cela fait 2 ans que j’attends de mourir pour le Prophète ! Défendre une cause, mes parents ne pouvaient pas le comprendre. Mon père surtout ! Matérialiste comme il est ! Toujours occupé par les conseils d’administration de ses multinationales. Investissements. Stock options. Taxes. Toujours plus de profits, de bénéfices ! Rien dans le cœur ! Je suis plus triste pour ma mère. Lui mentir via Skype est vraiment pénible. Mais j’ai fait mon choix. Ce monde de consumering doit être brûlé par les flammes de la colère divine d’Allah. Il sera à mes côtés lors du combat. Je sens sa présence près de moi, ici dans la chambre. J’ai quelques heures de libres, Homar est d’accord pour que je sorte me promener.

NOMIS :
Istanbul ! Enfin ! Toutes ces odeurs ! Tous ces gens ! Je crève de faim ! Et je n’ai plus que mille piastres. Il faut que je les garde pour le reste du voyage. Des dattes ! Des poissons ! Des fromages ! Et tous ces fruits ! Le marchand palabre… Hop dans la poche ! C’est pas ces trois oranges qui vont ruiner son commerce ! Merde ! Le grand Occidental m’a vu ! Mais qu’est-ce qu’il fait ? Pourquoi il me pointe du doigt ? Merde le marchand s’énerve ! Il m’a balancé ! Tiens le gros se calme… Ha oui, des billets verts ça l’adoucit… Pourquoi y vient vers moi le grand blond ?

– Salam.
– Salam.

Il parle l’arabe ? D’où y sort ce gars ? Encore un de ces Occidentaux passionné de la culture orientale. Plutôt sympa au fond. Comme dit ma mère : « La vie est simple mon fils. Les gens veulent aimer et être aimés, le reste… Yalha ! »

SIMON :
Quelle vie ! Quelle insouciance ! Ici je respire l’humain et pas des consommateurs ! Les voix des marchands, les accents. Mais qu’est-ce qu’il fait celui-là ? Un voleur ? Mon frère doit avoir bien faim pour commettre un tel crime. Il est si maigre… Allez, son cœur doit être bon. Je vais racheter son péché auprès du marchand. 5 try pour trois oranges ?! Eh, t’énerve pas le gros. Le gars est mon ami. Voilà trois dollars avec ça tu es calmé. Et maintenant voyons qui est ce jeune voleur plus maladroit qu’Aladin.

– Salam.
– Salam.

Ses vêtements sont pleins de sable et déchirés au niveau des genoux. Et sa chemise… Ça doit faire des jours qu’il n’a pas pris un bain.


NOMIS ET SIMON
– Voler est un crime puni par le Coran, mon frère.
– Je sais, mais j’avais faim…
– D’où viens-tu ?
– De Rakka.
– Rakka, en Syrie ?
– Oui ! Tu connais ?
– Avec ce qui se passe en ce moment…
– La guerre est la pire chose !
– Je suis d’accord. Mais je comprends que mes frères musulmans luttent contre l’impérialisme américain.
– Tu n’es pas Américain ? Tu es Européen ?
– Non. Je viens de New York. Je sais ce que tu penses et je te donne raison : les Américains sont l’incarnation du mal !
– Je ne pense pas ça ! Au contraire ! Je voudrais découvrir ton pays. Il est si grand ! Et moderne ! Chez nous, le net, on est encore à la 3 G ! Alors que vous, vous êtes à la pointe !
– Au détriment des autres ! Nous volons le pétrole, surconsommons, et imposons nos valeurs « démocratiques » et notre système économique à l’ensemble de la planète, juste pour nos intérêts. Ne connais-tu pas les raisons du conflit qui sévit dans ton pays, mon frère ? Le pétrole ! Uniquement le pétrole !
– Tu parles comme un de ces fous de Dieu ! Dans mon village, ils ont interdit les baignades aux femmes sous prétexte que le Coran les obligerait à rester le corps vêtu en public !
– C’est correct !
– Comment peux-tu connaître le Coran ? Tu es Américain !

SIMON :
Son regard est franc et clair. Ses yeux noirs sont pleins de vie. Rien à voir avec le regard terne et éteint des gars de l’université de Yale.

– Comment t’appelles-tu?
– Nomis.
– Enchanté ! Simon.
– Enchanté. Mais, c’est toi qui passes à la télé ! Là ! Regarde !
– Pas croyable ! Même ici on parle de cette connerie de naissance !
– Eh, mon frère musulman Simon se lâche !!

SIMON :
Quel rire. Un vrai rire. Pas contenu par les règles. Pas faussé par l’intérêt ! Un rire qui vient du cœur!

NOMIS :
Il est un peu extrême, mais il dégage une bonne chaleur. Et puis quels yeux ! Bleus, profonds comme l’eau du lac El-Assad en fin d’après-midi. Son cœur doit être bon.

– Tu es né le jour de l’an 2000 !

SIMON :
Ça y est! Ça va être le regard « wouhaaa… ». Hein… ? Il éclate de rire. Mais il se moque de moi !!

– Ton pays est fou ! Tout un reportage parce que tu es sorti du ventre de ta mère à minuit le premier jour de l’an 2000 ! Vous êtes des enfants parfois, vous, les Occidentaux….
– Je suis d’accord avec toi ! C’est débile !
– D’autant plus que tu n’es pas le seul…
– Comment ça ?
– Ben, y a pas que les Américains qui ont eu des enfants cette nuit de l’an 2000. La preuve : moi !
– Quoi ! Tu es aussi né le premier janvier 2000 ?
– Yes !
– Incroyable ! Ça c’est le destin ! Allah !!!

NOMIS :
Voilà qu’il commence la prière pour remercier Allah de ses bienfaits.

– Tu ne pries pas, mon frère ?
– Désolé, mais ma foi ne regarde que moi.
– Ce sont des paroles de mécréant. Limite blasphématoires.
– Allah égare qui il veut et Il guide qui Il veut.
– Il est le Puissant. Il est le Sage. Je connais cette sourate, mais qui es-tu toi, pauvre mortel, pour ne pas remercier ces cadeaux qu’Il t’offre.
– Comme je te l’ai déjà dit Simon : ma foi ne concerne que moi !

SIMON :
C’est peut-être un agent de la CIA ? Homar m’a prévenu. Istanbul grouille de ces faux musulmans convertis aux valeurs de l’Occident. En cas d’attaque, j’ai mon arme. Ils ne me prendront pas vivant ! Allahu akbar !

NOMIS :
L’expression de ses yeux ! Il a la folie meurtrière au fond ! Je la reconnais cette flamme qu’il y avait dans ceux qui ont emmené mon frère Ali. Mais…


Accoudé au comptoir, le patron de l’établissement fut tout surpris de voir deux clients, apparemment paisibles, se lever soudainement et braquer l’un sur l’autre un revolver. Le temps se figea. La température sembla descendre de plusieurs degrés dans la pièce bondée. Simon sentit l’acier du canon posé sur son front, tandis que Nomis sentit l’acier du revolver de Simon appuyé sur le sien. Les deux regards dialoguèrent. Dans une coordination lente, mais parfaite, les adversaires posèrent sur la table leurs armes chargées. Le brouhaha reprit, tandis que le barman passa à l’arrière du café pour prévenir la police.

– La peur est une louve qui dévore celui ou celle qui se laisse dominer par elle.
– Sagesse du Prophète !

SIMON :
Il est épuisé, mais alerte. Son arme est un vieux calibre. Il a oublié d’enlever le cran de sûreté. Ce n’est pas un de ces chiens d’agents.

NOMIS :
D’où sort-il cette arme ? Sa folie mystique est passée. Ses yeux ont retrouvé le calme.

– Es-tu un militant ?

Simon scruta le visage dévoré par le vent des sables, la barbe noire hirsute comme un porc-épic. Nomis n’avait rien d’un citadin. Ses ongles noirs, son étonnement pour tout ce qui se passait autour de lui, indiquaient plus un paysan d’un village reculé.

– Je suis un défenseur de la foi sainte et pure.

– Tu parles comme les extrémistes qui se sont installés dans mon village. Ils n’ont apporté que des armes et ont forcé tous les hommes à devenir des défenseurs de la folie sainte et pure, comme tu dis.
– Des Purs !
– Des voleurs ! Ils ont pillé nos récoltes, tué plusieurs de nos moutons et envahi les trois plus belles maisons en jetant à la rue ses occupants. Comment peux-tu les dire purs !!
– Ils vont mourir pour le Prophète. Ils sont des guerriers. Ils méritent honneur et respect.
– Quel honneur y a-t-il à jeter à la rue une famille avec 5 enfants ? De quel respect me parles-tu ? Celui de la peur de se faire tuer ?
– Certains musulmans se sont égarés. Il est de leur devoir de les remettre sur le chemin des Mille Vertus.
– Mensonge ! Un musulman ne peut imposer sa vision à un autre musulman ! Seul Allah a ce pouvoir et ce droit ! Tu es aveuglé par les prêches. La foi, l’authentique, vient du cœur, non du verbe.
– Qui es-tu toi ?
– Mon père était le muezzin de mon village. Tes amis l’ont décapité sur la place du village pour servir d’exemple. Et tout ça parce qu’il refusait leur vision de l’islam ! Ha, tu es fou. Tes frères ne te disent-ils pas qu’il faut purifier tous les impies ?
– Si !
– La décapitation ! Voilà leur purification ! Les meurtres, la violence, la peur au quotidien, c’est tout cela que je fuis ! Et toi tu veux y aller ? Je ne comprends pas.
– Mon pays a volé les richesses du tien. Ne vois-tu pas les multinationales qui pompent pétrole et silice ! Ton peuple mérite qu’on le défende contre l’envahisseur capitaliste.
– Peut-être, mais pas en massacrant des innocents ! Dans ton pays la peine de mort a été enfin interdite. Les hommes et les femmes mangent à leur faim, vont au cinéma, voyagent en avion, ont du travail, des maisons comme des palaces. La paix, le respect de la loi et de chacun est dans le cœur de tous. L’harmonie et la liberté sont vraies !
– La liberté ? Tu es un rêveur Nomis. Les gens sont obligés de travailler. Sans travail, ils finissent à la rue.
– Mais, il y a du travail !
– Oui, pour les plus diplômés. Les autres, ceux qui n’ont pas eu la chance de naître dans une famille aisée, sont relégués toute leur existence à des emplois précaires. L’angoisse de perdre son job leur fait faire n’importe quoi. C’est la tyrannie économique. Les nouveaux esclaves du système capitaliste.
– Et dans mon village, c’est la tyrannie religieuse !

Les deux hommes Millenium se turent. Ils sentirent en eux un doute grandir en même temps qu’un désir l’un pour l’autre. Le bruit des sirènes de police les sortit de leurs émotions. Simon vit naître l’inquiétude sur le visage aux pommettes saillantes.

– Tu as peur des forces de police ?
– Oui. Je suis entré via une filière. Je n’ai pas de permis de séjour ni même de passeport. J’ai quitté le village juste avec de la nourriture pour 5 jours et ma ceinture portefeuille.

Les sirènes se rapprochèrent rapidement.

– As-tu vu Sainte-Sophie ?
– Non.
– Si nous jouions les touristes… ?

Sur ce, Simon se leva et laissa 10 dollars sur la table collante des sueurs des consommateurs précédents. Nomis suivit la large carrure. Le pas assuré contrastait avec les risques de la situation. Au sortir du café, deux véhicules de police déboulèrent à l’autre bout de la rue. Ils dépassèrent en trombe les deux hommes nés le même jour.

– Tu n’as que tes vêtements pour richesse, Nomis ?
– Non.

Il sortit de la poche arrière de son jeans le livre « La voix cachée ». Simon parcourut quelques pages du bouquin. Sur la couverture croquée, salie par le voyage de 13 jours de marche et de plus de 1.300 kilomètres, le visage de l’enfant aux yeux bleus étincelant d’innocence était recouvert de taches d’huile, de boue et de traces de Bic.

– Lis ce livre mon frère. Je l’ai trouvé qui m’attendait sur la banquette arrière d’une camionnette. L’amour de la grand-mère pour son fils meurtri et révolté, calmera peut-être ta colère intérieure.

Simon glissa l’ouvrage dans la poche arrière de son jeans. Passage d’une poche à une autre poche. Les jumeaux de date marchèrent d’un pas similaire. Après une demi-heure de déambulation dans la capitale de l’ancien Empire ottoman, ils découvrirent Sainte-Sophie, le joyau byzantin, œuvre millénaire, agrandie par l’empereur Justinien, encadrée par quatre minarets, fièrement dressés vers le ciel bleu azur, telles des aiguilles tissant les liens des fidèles vers leur père éternel.


Le soleil de fin de journée glissa derrière l’immense coupole oblongue qui semblait flotter dans la brume. Les uniformes noirs des policiers apparurent dans la foule, dense comme un boa. Immense ruban fait d’habitants, de commerçants hélant le client, de touristes perdus, rivés sur l’écran de leur iPhone. Les deux hommes s’arrêtèrent devant un bazar : longue échoppe surchargée de tissus, d’épices éclatant de couleurs vives, d’objets hétéroclites : théière en cuivre, assiettes de porcelaine cuite d’un bleu azur, lanternes évasées accrochées si haut que le marchand doit s’aider d’un long bâton pour assouvir la curiosité du client.

Les deux hommes s’immobilisèrent devant un présentoir. Sur un carton, écrits en lettres noires, les mots « Turkish Viagra ! » firent sourire les Milleniums. Les uniformes noirs continuèrent de se rapprocher. Sans un mot, les deux fugitifs s’approchèrent l’un de l’autre. Leurs visages s’exprimèrent sans un mot. Un magnétisme les enveloppa. Les lèvres se touchèrent. Timides. Étonnées. Avides, les bouches s’ouvrirent, les mains plongèrent dans les cheveux châtains de Simon, dans la dense forêt noire de Nomis.

– Encore un Occidental qui se paie une pédale !

Les forces de l’ordre dépassèrent le couple qui osait s’embrasser avec passion face aux Turcs emplis de malaise.

Entre les amants, les yeux s’acceptèrent, se comprirent. Sans rien se dire, ils se suivirent.


Ils s’attablèrent à un des nombreux snacks de la rue Istiklal. Les vieux trams rouge vif serpentaient sur leurs rails, fines parallèles sinueuses. Ces engins du siècle passé semblaient éviter les nombreux passants et badauds alanguis par la marche. La lumière du début de soirée descendit sur la ville qui bruissait d’activités. Une pluie légère rafraîchit l’air. Une assiette de falafels fut déposée entre les amants redevenus discrets. Après plusieurs secondes, Nomis torturé par la faim de ces deux jours, prit entre ses doigts sales une des boulettes de mouton frit. Simon à son tour goûta la viande enrobée de coriandre et de cumin. Le repas se passa en silence. Nomis dévora. Simon mangea par réflexe, plongé dans des réflexions et des doutes intérieurs. Les scènes décrites par son vis-à-vis obnubilaient sa pensée. Mais surtout ce baiser inattendu. Il croyait avoir vaincu cette turpitude condamnée par la loi islamique. À Yale, il avait eu deux expériences lors de soirées arrosées d’alcool et enfumées de cannabis. Il les pensait sans conséquence. Simple curiosité. Mais ce qui s’était passé à l’improviste devant l’échoppe avait un goût de profondeur. En voyant les mots « Turkish Viagra », l’idée lui était venue d’embrasser Nomis afin d’échapper au contrôle des policiers. Mais une émotion intensément profonde l’avait submergé au contact des lèvres charnues.

– Je ne pars plus.

Nomis s’arrêta entre deux bouchées. La fougue de l’Américain converti l’avait surpris encore plus que sa proposition. Lorsqu’il avait vu le visage fraîchement rasé s’approcher de plus en plus du sien, il avait eu l’impression que l’Occidental jouait. Embrasser un autre homme après son amour pour Rachid, condamné par les extrémistes religieux à la lapidation pour fait de sodomie, lui avait paru une trahison. Mais une puissante force avait surpassé ce sentiment. Ensuite, le baiser était devenu de plus en plus passionnel et vrai. Nomis s’était alors complètement abandonné à cette sensation qui le submergeait. Assis face à Simon, il ne pensait pas que celui-ci puisse éprouver un quelconque sentiment. L’étonnement le maintint dans le mutisme.

– Je…. suis…… d’accord avec tes arguments.

Nomis se retint de prononcer la moindre parole.

– Un musulman ne peut imposer sa vision à un autre musulman. Seul Allah a ce pouvoir et ce droit.

NOMIS :
Il me cite ! Le timbre de sa voix est si troublé… Il n’a pas joué lorsqu’il m’a embrassé ! Hmmm… Allah dans sa grande mansuétude m’accorderait-il un second amour ?

SIMON :
Il me jauge. Il est tout autant surpris que je le suis. Devine-t-il que je me sens attiré vers lui ? Son baiser avait un goût d’affamer. Qu’est-ce qui m’arrive ? Si je ne vais pas au rendez-vous dans deux jours, l’organisation lancera une fatwa contre moi. Comment leur échapper ?

– Tu es surpris que je puisse changer d’avis ?
– Je me demande ce qui t’a fait changer d’avis. Le baiser de tout à l’heure ?
– Écoute Nomis. Je n’ai pas le temps de mieux te connaître, mais je sais que je le veux. Alors oui je suis homo et oui le baiser a été incroyable. Et toi ?
– Je n’avais plus embrassé un homme depuis deux ans. Mon ex a été lapidé par les extrémistes du village. T’embrasser m’a… rendu à la vie !
– Bien, tu es franc ! Continuons, car nous n’avons pas beaucoup de temps ! La police nous recherche et nous sommes en situation illégale. Et dans deux jours l’organisation dont je fais partie lancera une fatwa à mon encontre.
– L’organisation dont tu faisais partie…
– Oui… faisais…
– Viens avec moi ! À Londres, j’ai de la famille, ils pourront nous aider.
– Désolé Nomis, mais Londres n’est vraiment pas une option. C’est un des lieux de rencontre des mouvements de Libération du khalifat.
– Alors où ?
– Je ne sais pas, mais il faut éviter les grandes villes.
– Une île déserte alors ?
– Exactement. Nomis as-tu confiance en moi ?
– Non ! Mais mon cœur veut rester avec toi et j’ai toujours obéi à ses vœux.
– O.K. Franc et direct. Parfait! Voilà mon idée : rejoindre la Grèce et vivre parmi une de ces communautés de pêcheurs. Là, aucun risque.
– C’est à plus de 1.000 km ! Sans passeport, il n’y a que la marche et l’auto-stop ! Avion et bus, on se fait contrôler !
– Je sais. J’ai des faux papiers en règle, mais impossible d’en avoir pour toi. Les types qui font ça, doivent informer l’organisation avant de commencer le travail.
– Peut-être si tu les paies…
– Ils prendraient l’argent, prétendraient faire le faux, mais contacteraient d’office l’organisation. C’est un service propre à l’organisation.
– O.K. Après tout, la Grèce est plus proche que Londres, non ?
– Ce sera dangereux et sans confort.
– Oui. Mais ne t’inquiète pas, je t’aiderai…

SIMON :
Et en plus, il a de l’humour. C’est une vraie folie ! Peut-être était-ce le vrai but de mon voyage, rencontrer mon jumeau de naissance, mais…

– Ton nom Nomis…. c’est mon nom inversé !
– Mais tu as raison !
– Allah voulait qu’on se rencontre, j’en suis persuadé maintenant ! A-t-il une signification ?
– Oui, mais tu vas être déçu…
– Je prends le risque. Dis-moi…
– Mon père était dingue de latin. Mon nom est une déclinaison du verbe « Nomae ». Il a choisi ce nom pensant que ça signifiait « nommer » dans le sens de la puissance du verbe, de la parole, tu vois ?
– Oui mais « Nomae » veut dire « ulcère qui ronge » !
– Exactement !

Les deux hommes partirent dans un fou rire qui scella définitivement leur amour.

Directement après le repas, via un distributeur situé pas loin, Simon retira le maximum de cash de son compte américain. Il savait que cela laisserait des traces, mais ce fut le seul risque qu’ils décidèrent ensemble de prendre. La fuite vers la Grèce commença dans une chaude nuit d’été. À l’entrée de l’autoroute, ils stationnèrent avec un morceau de carton indiquant : « Grèce : notre rêve ».

Un camionneur grec fut touché par cette déclaration. Il embarqua les deux fuyards. Ils roulèrent de nuit. A peine assis sur la banquette, Nomis, épuisé par les derniers jours de marche à travers le paysage rocailleux de la région d’Anatolie, fut englouti par le sommeil profond. Naturellement, sa tête trouva l’épaule de Simon. Inquiet, celui-ci se retint de tout geste affectueux devant le chauffeur. Angoissé, il resta éveillé toute la nuit. Après 2 heures et demie de route, le chauffeur immobilisa son camion. Nerveux, Simon saisit son revolver planqué entre son dos et la ceinture. Appuyé sur le large volant, l’homme le fixa un moment, puis sortit fumer une cigarette.

Quelques secondes d’intense solitude et d’angoisse saisirent le jeune Simon tandis que Nomis ronflait à tout rompre. Tendrement, il dégagea la tête de son épaule, sortit du côté conducteur et rejoignit le chauffeur. L’individu, la cinquantaine trapue, une casquette de pêcheur sur une tête large comme une souche d’arbre l’observa de ses yeux clairs.

– Réfugiés ?, demanda-t-il dans un anglais imbibé d’accent grec.

Pour toute réponse, Simon inclina la tête, la main posée sur la crosse de son arme planquée derrière son dos.

Le Grec, herculéen de silhouette, tira trois taffes rapides et jeta le mégot dans le gravier. D’un pas décidé, il se dirigea vers Simon. La main devint moite sur la crosse d’acier du revolver. Au moment où le chauffeur fut le plus proche, la peur emporta le Millenium dans un autre monde. Telle l’épouse de Loth changée en statue de sel, il resta figé. La large casquette marine le dépassa. Le lourd pas dérangea les gravillons. L’inconnu stoppa devant le flanc du puissant véhicule. Penché, le quinquagénaire dévoila une cache ressemblant à un réservoir d’essence situé entre la cabine et la remorque.

– Just one.

Simon scruta la minuscule cachette. Il fit le signe de deux qui lui rappela le V de la victoire. L’homme s’agita parla en grec et finit par mimer : il mit ses deux mains à sa gorge.

– Oui, va falloir qu’on respire comme des apnéistes, mais sorry, je ne laisse pas tomber mon amour.

Au mot « amour », le Grec se braqua. Simon ressaisit la crosse de son arme. Le marin devenu camionneur par nécessité leva sa casquette et gratta ses cheveux plaqués par la sueur de la peur. Comme un bouchon que l’on visse, il remit le large couvre-chef bleu nuit, usé par les années marines et dont la visière était noire comme un verre fumé. Il fixa Simon et finit par hausser ses deux larges épaules.

Doucement, Simon secoua Nomis qui sortit brusquement de son rêve. À la vue du visage de Simon, son bonheur revint. Il se sentit heureux que cette rencontre ne fût pas un rêve.

Simon expliqua la situation. Plus petit et amaigri par son périple, Nomis prit peu de place dans la cache. Au moment où Simon se glissa, il sentit la forte main de l’ancien pêcheur se poser sur son épaule. Il tourna vivement la tête vers celui qu’il considérait comme son sauveur. De ses doigts, larges comme des alvins, le Grec mima un revolver, puis signa un « non » et il tendit sa large paume. Simon hésita.

– Toi, si tu nous pièges, je te jure que je te tuerai sans plus aucune hésitation.

Il posa le revolver dans la paume crevassée de cicatrices par les filets de pêche levés à la main, des années plus tôt.

– Trust me, friend, dit l’accent grec.

Puis, le quinquagénaire jeta l’arme au loin. À ce geste, l’Américain sentit son ventre se nouer. Après s’être complètement déshabillé, il se glissa entre les jambes et bras de Nomis, nu lui aussi. Lorsque la paroi concave se referma sur la cache et qu’il entendit le bruit mat d’une serrure que l’on ferme, une crise de panique l’attaqua dans l’intensité du noir. Pour se calmer, il inspira profondément. Il réalisa qu’il n’avait qu’un volume d’air restreint et qu’il devait l’économiser. Dans l’encre du secret abri, il sentit les lèvres de Nomis se poser sur sa bouche. Le désir éteignit alors la crise de panique. Ses mains cherchèrent le visage effleuré une seule fois. Les deux corps chauds s’enflammèrent par la proximité. Le brusque départ du camion stoppa leur élan.

– Il faut dormir Nomis, ainsi nous consommerons moins d’oxygène.

Les doigts quittèrent sa chevelure. Il crut percevoir dans le noir les yeux de son amant. Quelques secondes après, Nomis sombra dans les fantasmes de ses rêves. Le corps de son amant lui procura de telles envies que malgré l’exiguïté, son sexe se tendit de plaisirs inassouvis. Simon résista, puis fut à son tour happé par le sommeil. Les deux amants devinrent fusionnels dans leurs rêves où l’impossible n’existe pas.

Une demi-heure plus tard, Nemos, inquiet, se gara sur la bande d’urgence. Le passage à la frontière grecque fut strict. Trop d’émigrants tentaient ce lieu pour entrer dans l’Europe. La bonhomie de l’ancien pêcheur amusa les douaniers. Il passa sans difficulté comme du temps où il faisait de la contrebande. Sur la bande d’arrêt d’urgence, angoissé, il ouvrit la cache servant à la contrebande de produits de contrefaçon. Il était certain de trouver deux cadavres, se reprochant son bon cœur ainsi que les souvenirs de la guerre au Kosovo. À cette époque, une famille l’avait recueilli, nourri et soigné sa blessure par balle à l’épaule gauche. Après trois semaines de convalescence, les paysans croates l’avaient aidé à retourner chez lui en Grèce.

À l’ouverture de la cache, une puanteur de sueur et d’urines le prit à la gorge. Tremblant, Nemos toucha l’épaule de l’Américain. Elle était chaude. L’homme haleta puis happa une grande bouffée d’air, accompagnée d’un sifflement. Simon mit quelques secondes à reprendre conscience tandis que Nemos le tirait à l’extérieur. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il vit la large carrure à califourchon sur le corps nu de Nomis, ses puissants bras pressant la frêle cage thoracique. Dans les brumes du retour à la réalité, il vit le corps de son amant s’agiter. Nu comme Adam, le premier Millenium tenta de s’approcher. Le massage cardiaque réussit, Nemos se retira, fit quelques pas en soulevant plusieurs fois sa casquette pour finalement la lancer vers le ciel. Il remerciait Dieu d’avoir sauvé le second passager clandestin.

L’air parut divin aux poumons des rescapés. Après avoir revêtu leurs habits, ils remontèrent à bord de la cabine qui leur parut immense. Nemos Azarias expliqua son sauvetage par la famille croate, raison pour laquelle il prenait le risque d’aider les réfugiés. Les deux amants se laissèrent aller au rythme du récit du vieux marin. Incapables de comprendre un seul mot, ils sentirent pourtant tout l’amour de cet homme assis derrière son large volant noir. Azarias raconta sa jeunesse sur la petite île de Fourni. Il était le septième de la fratrie. Cet été, comme chaque année, il devait se rendre au repas familial rassemblant l’entièreté des Azarias et de leurs conjoints ainsi que leurs enfants. Le vieux pêcheur reconverti en camionneur narra, nostalgique, la beauté de la mer lorsque le soleil se couche, les heures de discussions en attendant de relever les filets, le goût des dorades à peine sorties de l’eau.

Simon et Nomis l’écoutèrent, se laissèrent emporter par le lyrisme du récit, bien qu’ils ne parlassent pas un mot de grec. Sur le goudron, les heures filèrent. Ils rirent avec le vieil homme à la casquette bleu nuit. Par le langage du cœur, ils finirent par se comprendre. Par mime, Simon tenta d’expliquer ce qu’ils recherchaient en Grèce. Azarias éclata de rire lorsqu’il vit la gestuelle maladroite de l’Américain mimant la pêche. Nomis prit le relais. S’ensuivit un profond silence de la part de leur sauveur. Son large front se barra d’une ride indiquant une intense réflexion. Les minutes ne furent plus qu’emplies du bruit du moteur.

– Tomorrow go I home….. Fourni ! Heu… fishing place…., articula le Grec.

Il accompagna sa phrase d’un geste du bras droit, invitant les deux amants à l’accompagner. Simon et Nomis lui firent répéter. Pour la première fois de sa vie, Simon se sentit pleinement heureux. Il serra si longtemps la main du camionneur-pêcheur que le lourd véhicule fit un écart sur la route. Nomis exprima sa joie en entonnant la chanson « Ya mal el sham ».

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