DEFI

Le Seigneur des Beaux

Chapitre 1 : Le Seigneur des Beaux

Dans son château le Seigneur des Beaux prend la pluie au visage, comme des centaines de crachats de dieux haineux. Passe dix mille sentinelles, en criant sur la Terre, le chant de la Nuit des Lumière, la mort des murs de pierres. Lui, il reste debout sur les murailles. Il n’entend pas le feu des rumeurs qui couvent en sa maison. Les éclairs n’éblouissent pas la nuit de son chagrin. Les déferlantes glacées ruissellent sur son visage émacié. Elles ne réussissent pas à éteindre la flamme de sa folie, reine tyrannique qui gouverne son âme brisée. L’homme s’écarte de la haute muraille et marche sur le chemin de guet. Sa large cape inondée est battue par la furie des vents. Un troubadour, enchainé sur le plateau d’un gibet qui est le sien, joue ses derniers accords. Il sera pendu demain. Le Seigneur des Baux ne veut plus du bonheur qu’il lui donna autrefois. Il est dans un autre monde, celui du désespoir. Il a perdu sa dame et avec elle sa raison. Ses hommes sont vêtus pour la guerre. Armures de fer, lances acérées, arbalètes pointées vers un ennemi qui n’existe pas. Par l’infinie averse, écrasante comme une herse tombée d’un palais céleste, les longs cheveux blonds du meilleur des Maitres sont accablés. Amaigris par l’inconsolable peine, vêtue de noir depuis la mort de son épouse, le Seigneur des Beaux demande sa fidèle monture. Assis sur l’animal, superbe de blancheur autrefois, arrasé aujourd’hui, liquéfié par le torrent céleste, le fabuleux destrier n’est plus que l’ombre d’une silhouette squelettique . Du bras, le cavalier ordonne le lever du pont levis. Les hommes hésitent. Ils ont peur. N’ont pas de l’ennemi fantasmé, mais de la dureté de la douleur de leur Seigneur . Ses yeux ténébreux et assassin les terrifient plus encore. Ils s’exécutent. Au galop, la longue chevelure blonde drapée d’ombres sort de la forteresse.


Sur les plaines, creusées des empreintes de géants, et les collines, gigantesques tortues vertes, il galope contre les vents, l’épée à la main. Il défie les dieux, la nature, la vie, la mort. Il est haine et revanche. Il veut rejoindre son aimée. Le vent le gifle de ses puissantes mains. Les grains diluviens, griffes acides, déchirent sa peau blême. Ses pommettes deviennent pourpres, parcourues de fins filets de sang. Deux coups de talon dans les flancs de Percival sont sa réponse aux éléments qui se déchaînent contre cet être qui les insultes. Percival accélère encore et encore. Toujours plus vite. Plus vite. Plus vite. Les deux animaux foncent droit vers la forêt maudite. À pleine allure, ils y entrent. Le Seigneur la pénètre en frappant, forcené, dément, les branches qui se dressent devant lui. Dans son esprit égaré, elles sont des bras de géants, armés de faux, de pic et d’ épées. Les arbres ont grandi. Les feuilles se sont converties en poussière de temps.

– Père, mon père, vous m’avez fait misère, me faire l’époux d’une déesse millénaire. Elle avait une seule graine et je suis tout de terre. Fils, mon fils c’est par toi que la peine est venue. Père, mon père , la nuit je suis seul. Ce fils, je l’ai envoyé loin des jeux et des lumières. S’il s’en retourne, il sera étranger à son père. Hier, sur la place, sous le balcon, les enfants sages jouaient aux grands voyages. C’était mon fils qui passait et jouait à la marelle. Le temps qui roule n’ a pu donner à cet enfant de l’âge car le vent caresse l’arbre sur sa tombe.

Les éclairs cinglent par centaines, foudroyants . Le Seigneur des Beaux tourne sa monture et va droit sur eux. Une branche l’arrête. Elle le garde avec elle. Le cheval sent son dos s’ alléger. L’homme est à terre, dans la boue, inconscient. Sa face n’est plus que du sang. Et dans la boue, il hurle l’amour qui c’est enfui.

Chapitre 2: Maladie

Sur une civière faite de branches , le seigneur Renault ramena son maitre, égaré dans le labyrinthe végétal autant que dans les ténèbres de la haine. Un feu de tronc de chêne n’est d’aucun secours pour le malheureux qui délire, allongé dans le lit. Devant son épée dressée, Renault, un genou en terre, prie dans la chapelle pour l’ âme de son maitre ami.

– Seigneur, prenez ma vie. Nos gens ont besoin de retrouver leur maitre si bon autrefois.

Un signe de croix, un baiser, et l’homme, alourdis par le chagrin plus que par son armure de chevalier, se redresse. Avec sa compagnie, il part faire la ronde. Les ondées se sont dispersées. Le fidèle compagnon de tout jour aimerait qu’elle ait emporté avec elles la démence du Seigneur des Beaux.

Dans la pièce au mur froid , sous les peaux de chèvres, le Seigneur des Beaux s’éveille, paupières aux cils perlés de sueurs. Les flammes deviennent des femmes nues qui dansent pour lui. Les coquines rouquines jouent du tambourin et viennent à lui. Elles l’entourent et le couvent de baisers. La chaleur l’inonde. Il referme ses fenêtres opales. En pénétrant dans la chambre sans réponse, la servante hurle par la fenêtre :

– Au feu ! Au feu !

Les hommes accourent. Les langues de feu ont sillonnées le visage d’une beauté sans pareil. La splendide chevelure ensoleillée a disparue. Le crâne est à vif, rougi. Des cloques y palpitent, bulbes vivants, éructant de chaleur interne. Les serfs sont effrayés . Renault revient de la ronde. Lui seul ose encore approcher le Seigneur des Beaux défiguré. L’ami d’enfance reste au chevet. Les hommes maintenant ont plus que peur. Ils pensent que leur protecteur est maudit. Renault s’allonge sur une chaise en osier tressé, bottines de fers posés sur un tabouret en bois à peine dégrossis. Les yeux du Seigneur des Beaux s’anime. La Lune est dehors. Elle l’appelle. Il se lève, tremblant. Dans les brouillards de son esprit enflammé des fièvres de la démence, il voit une silhouette brumeuse assoupit, aux jambes d’acier posées sur un autel de bois. Il se dresse contre les douleurs qui veulent l’enchainer au lit. Elles l’ agrippent comme les serres du rapace se saisit de son gibier. Il vacille. Mais ses jambes, forces de son cœur et de son âme, le soutiennent et le conduisent vers la porte ouverte. Un vertige l’attaque, le prend en défaut. Il titube, tombe et roule dans l’escalier en colimaçon. Les gardes dorment, imperturbables. La Lune éblouit le ciel comme un soleil de midi. Dans la cour, sur les pavés boueux, le Maitre et Seigneur de la Terre, marche pieds nus. Il voudrait que son enfance revienne. Qu’elle revienne.
Il erre dans les bois. Sous un buisson , il se blottit comme un cerf épuisé par la tract des chasseurs . Dans des flaques mélangées à la glaise, il voit comme dans la palette d’un peintre. Les souvenirs émergents, difforment, aux contours sinueux . Sur le Ruisseau, il voit fuir son bateau.

– Aventuriers, corsaires, matelots, qu’il porte les couleurs du Ruisseau sur la mer Rouge , l’enfant voit fuir son bateau sur l’eau du Ruisseau. Ruisseaux des champs tristes. L’enfant s’évade et voit déjà sur le pont de son bateau de bois, les Murailles de Massada. Demain, les voiles, il relèvera, pour croiser seul devant le détroit . Sur le pont de son bateau , il voit toute la chaîne de l’Himalaya. Sans aucun doute. Conquistadors des mondes nouveaux, ouvrez-lui la route. Donnez-lui les voiles et les drapeaux de vos découvertes, pour qu’il arrive seul à l’Eldorado des bras qu’il réclame. Que l’enfant aux cheveux solaires s’évade des champs de la tristesse et du chagrin! ordonne une voix à l’intérieur du Maître de la Terre.

À travers ces bois drus qu’est son passé, le Seigneur des Beaux revoit les chasses, les chiens, la meute. Elle aboie après le Roi des Forets, animal à la couronne haute d’un mètre, épineux comme la tige d’une rose naissante. La foire de l’Est heurte cette vision. Dans une atmosphere bruyante, vertigineuse, prend place un carousel d’images et de senteurs.
Un gout de pomme et une petite taupe que son père lui avait achetée. Une chatte errante qui agite les robes de sa mère. La chienne qui court après, se glisse sous la tour de tissus. La toupie de sa mère sous l’ agitation de ces deux irreconciliables ennemies. Les rires de son père dans sa barbe noire, hirsute comme les ronces des sous-bois. Le forgeron au marteau rougi sous les coups de métal. Les gens qui s’inclinent au passage du Maître haut, large et fort. Les combats aux mains nues, encadré de quatre cordes. Les poules. Les épices. Les odeurs tenaces comme un avare avec son or. Autant de scènes qui s’ entrechoquent puis s’effilochent comme les fils d’une tapisserie.

Dans la tenebreuse foret, entre les vapeurs de ces débris de vie , le Seigneur des Beaux croit voir les branches qui l’entourent, s’allonger. Apparaissent les souvenirs de glace. La Demoiselle Marchant sur le Ruisseau aperçut un beau jour près de la fontaine, voyant de loin le jaune de la robe que le vent fit pour elle.

– Ce que tu voudras, je te le donnerai. Sur la Terre, grand est mon pouvoir. Ce que je veux, je peux le faire, offrit alors le Seigneur des Beaux devant cette vision surréelle.

– Tu ne pourras pas te jouer de moi, fou. Tu ne peux pas ressembler à mon attente. Quand il viendra, viendra mon heure d’or, je partirai d’ici sans un mot. Mais tu es bien trop jeune, tu le sais . Quand tu auras comme moi vécu mille automnes, alors seulement tu comprendras , répondit la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau.

– Dis-moi ton désir et je vais l’accomplir. Tu penses encore que tu ne seras jamais à moi. Mais je ferai de toi un arbre aux fleurs exquises que je garderai même quand il fanera, promit, en réponse, le Seigneur des Beaux.

– Tu ne pourras pas te jouer de moi, fou. Tu ne peux pas ressembler à mon attente. Quand il viendra, viendra mon heure d’or. Je partirai d’ici sans un mot, répondit, à nouveau, la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau.

Et cette fois, enfin , il se fâcha, et en un très grand lac, le Seigneur des Beaux la changea . Et, du haut d’une blanche tour d’ivoire, pour le reste des saisons, il l’adora. La Demoiselle Marchant sur le Ruisseau, voyant cette adoration qui ne faiblit pas, malgré les temps, accepta alors de l’épouser. Mais comme elle le lui avait annoncé « Quand il viendra, viendra mon heure d’or. Je partirai d’ici sans un mot.», elle s’en alla. Elle mourut le jour même où elle mit au monde un enfant.

Chapitre 3: Décès de la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau

C´est la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau qui l´a rendu bien malade.
Elle lui a pris son ombre ,son rire, sa joie et elle ne reviendra pas. Dans le grand silence des souvenirs perdus, le Seigneur des Beaux tremble et s’agite. Il veut son enfance, son ombre, sa voix. Elles ne reviendront pas . C´est la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau qui l´a rendu bien malade.
Le lit de la dame, brisé à coup d’épée. Le feu, les cendres et encore plus de flammes. Le corps de sa dame, consumé dans le lit enflammé. Des cendres et plus de flammes. Feu et rumeurs se mélangent. Ces gens parlent sur lui. Feu et rumeurs dansent, couleurs qui pétillent sur les murailles pâles de la chambre nuptiale. Son esprit s’empli de chagrin.

Dans ce caléidoscope de souvenirs, la folie reprend force. Il se relève. Le vent le pousse. Il ne lutte plus. Il suit le courant, la rive, au-delà du domaine des forets. Il arrive face à l’océan. Un bateau de brume l’attend. Il fixe la Lune qui l’attire inexorable. Il y voit le visage de celle qui n’existe plus. Son esprit frappe la réalité, la tort, comme le marteau du forgeron forge le métal et lui donne la forme qu’il veut. Il a pourtant l’impression d’être toujours le même . Il aboie des mots qu’il aime. Débonnaire, il chante toutes les joies de la Terre et le vin chaud de sa chevelure disparue à présent. Il vante les rêves des nuits futures. Il va où le vent le mène.

– Va , lui dit la dame de la Lune. Danse la vie qui t’aime, au rythme du monde qui va et vient, comme les vagues sur lequel tu es. Oublie les mots qui t’enchaînent, va où le vent te même, va où le vent t’emmène, va où la Lune t’ entraine, belle dans la nuit claire des voiles célestes. Oublie le gouvernail, va où le vent te mène, va où le vent t’amène, va où la Lune t’entraine, va. Oublie le gouvernail qui t’enchaine à ton passé . Va.

Sur son navire de brume, la Lune est sa boussole. Mais dans le vent, la tempête et l’eau qui se déchainent, il perd courage. Il perd les oiseux de la mer, fabuleux goélands et autres albatros aux ailes immenses et blanches. Il a perdu l’ombre des frontières de son domaine, l’ombre des frontières de sa raison. Perdus les drapeaux glorieux des victoires, salis du sang de ses ennemies, du sang de ses amis, du sang de sa lame . Aux vents qui passent, tous s’envolent et s’ en vont à jamais dans l’oubli du passé, terre lointaine, inaccessible.

Le malandrin, à la tête embrasée d’un phare, au vent soumis, chante des orages. Aux champs liquides, labourés de poissons , la nuit dévoile des plages infinies et profondes. Les pluies voient la lame de son visage où glisse la souillure des injures, gouttes célestes. Il dit au vent l’histoire de sa chevelure qui l’habillait et le rassurait autrefois. Il revoit l’étang de son enfance où les roseaux dansaient. Les siens n’ont pas eu la chance d’avoir un fils sans espérances. Mais ils l’aimaient comme ils aiment la Terre, ingrate pourtant à leurs souffrances, à leurs misères. Si quelqu’un le salissait de reproches, il aurait goûté la pointe de leurs pioches. Paysans pauvres, pères et mères attachés à la boue de cette Terre, craignant les seigneurs et leurs colères, pauvres parents qui n’êtes même pas fiers d’avoir un fils poète qui se promène, mais dont on parle chez les rois et chez les reines .
Survivent en lui les lumières et les ruses d’un voyou de basse terre. Il voit traîner un fiacre, jailli d’un passé que le temps frappe. Il se revoit aux noces de campagne parmi les chairs brûlées de soleil des paysannes rondes, chalouppées, joyeuses. Il aime encore sa Terre, bien qu’affligée des bavards qui le ruinent.

– Je suis malade d’enfance et de sourires, de frais crépuscules passés sans rien dire. Je crois voir les arbres qui s’étirent, se réchauffer et puis s’endormir. Au nid qui cache la couvée toute neuve, j’irai poser ma main devenue blanche comme la mort. Mais l’effort sera toujours le même, dure comme la vieille écorce.
Et toi, le grand chien de mes promenades, enroué, aveugle et bien malade, tu tournes la queue basse dans la ferme, sans savoir qui entre ou qui t’enferme.
Il me reste des souvenirs qui saignent de larcins, de pain dans la luzerne, et toi et moi mangions comme des frères.
Chien et enfant se partageant la Terre. Je suis toujours le même. Le sang, les désirs, les mêmes haines sur ce tapis de mots qui se déroulent.
Bonne nuit, faucille de la Lune brillante dans les nuages qui te font brune. De ma barque veuve de voiles, j’aboie des mots que j’aime quand dans le ciel je te vois pleine.
La nuit semble si claire que j’ aimerais bien mourir pour me distraire. Qu’importe si mon esprit bat la campagne et qu’on montre du doigt mon idéal, j’apprends, d’un maître solitaire, à chanter toutes les joies de la Terre.
De ma tête, comme d’une grappe mûre, coule le vin chaud de ma chevelure disparue. De mon sang, sur une immense voile pure, je veux écrire les rêves des nuits futures.

Chapitre 4: A la recherche du Seigneur égaré

Au petit jour, éveillé par les premiers rayons de l’aurore, Renault découvre le lit vide. En compagnie de ses gens, il recherche le disparu. Il part à la traque de son maitre, comme il le faisait pour le sanglier, la biche ou le loup, quelques mois avant. Des traces de pas dans la peau de la Terre, le guide dans la forêt dense. Ils découvrent le feuillage assouplie par la longue sieste de l’échappé. Les feuilles livrent le chemin du Maître. Elles le conduisent au pied de l’océan où une barque n’est plus. Dernier testament de la vie de son ami , une ligne large de trois coudés dans le sable brun, foncé par les pluies . Le ciel s’ assombrit. Ses égos veulent rentrer, s’abriter de la tempête qui menace et approche. Seigneur Renauld reste seul face à l’océan qui, en colère, se déchaine, devant une Lune directrice. Son cheval s’effraie. Renault le laisse le quitter. Son armure brille dans la clarté lunaire. Accroupie, il attend le retour de son ami d’enfance. La pluie le noies de reproche de rester pour un départ infini. Il reste tel un rocher, une estacade, face à la monté. L’eau l’encercle. Son armure, ami des combats, protectrice de tout, l’ enferme sous son poids. Il reste. La marée l’emporte. Non, contre ce départ, cette violente somation, il oppose son amitié. L’océan l’ englouti, le submergent. Tel un roc, il ne bouge pas. Sa compagne d’acier le suit. Le poids de son armure l’aide à résister à la marée, au nom de son seigneur et ami. L’eau s’infiltrent en lui et emporte son âme.

Chapitre 5: Disparition du nouveau-né

Le nouveau-né, la servante l’enroule du papier du journal d’hier, veille de sa naissance.

– Qu’il soit un esclave ou qu’il devienne Roi, mais que jamais je ne le revois! ordonna cette nuit-là, le Seigneur des Beaux.

Il est venu dans les cuisines, sa voix forte a franchi l’escalier et dans tout le bourg, déjà, on devine qu’hier matin est né un clandestin.

– Hier est né, comme on le devine , un enfant que personne n’a vu, murmure les paysans autour du château.

– Debout la femme et dites-nous : qu’avez-vous fait de l’enfant d’hier ? L’enfant qui pleurait ce matin dans vos bras et que jamais personne ne voit ? demande les gens au marcher .
Fidèle, elle continue son chemin en murmurant une prière :

– Laissez entrer dans la foule, l’enfant qui s’en va loin de moi.

Mais elle entend en écho les paroles du Seigneur des Beaux :

– Qu’il soit un esclave ou qu’il devienne Roi, mais que jamais je ne le revois!

– Debout la femme vous m’accompagnerez. Dans le bourg nous irons marcher. Lavez vos mains, cirez vos souliers et enlevez-moi ce tablier, ordonne le prêtre au jour de visite au château.

Elle a jeté son vieux tablier. Dans le bourg, on la voit droite et dressée dans une robe taillée de rideaux de cuisine oubliés. Aucune trace du nourrisson. Les mois passent. Les travaux de nuit sont bien monotones. Elle pense à la nuit quand l’enfant est parti sur la rivière vers une autre vie. Elle murmure alors :

– Laissez entrer dans la foule, cet enfant qui s’en va loin de moi.

L’écho des ordres du maitre fait taire son émoi :

– Qu’il soit un esclave ou qu’il devienne Roi, mais que jamais je ne le revois!

Chapitre 6: le Seigneur des Beaux seul dans sa barque

Il se rappelle son père à la barbe aussi sauvage que les buissons des sous-bois . Le jour du mariage avec la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau, le troubadour lui chanta La Ballade de L’Amour :

Donne à la femme qui t’aime, donne la terre, donne la sève, donne la vague, donne la pierre,
Donne ton sang et ta chair.
Donne à la femme qui t’aime, donne la peine, donne les chaînes, donne ta vie, donne les rênes,
Donne ton sang et ta chair.
Donne, donne les nombres, donne les clairs, donne les sombres,
Donne , donne ton ombre,
Donne ton sang et ta chair.
Donne, donne la vigne , donne la paix , donne la guerre,
Donne, donne la prière,
Donne ton sang et ta chair.
Donne la clef de l’énigme, donne la poudre, donne la mèche, donne la pomme, donne la pêche,
Donne ton sang et ta chair.
Donne, donne les hontes, donne tes peurs, donne tes heures,
Donnes, donne la Terre
Donne ton sang et ta chair.

Dans sa tête raisonne en infini ces paroles d’amour absolu. Il fixe la Lune brillante. Allongé au fond de la barque aux voiles déchirées, il fait un cercle avec ses mains autour du disque lunaire. Il le saisit et le décroche. Dans le globe, il voit le sourire et les yeux de sa femme défunte. Dans un baiser d’adieu, il y pose ses lèvres. Puis il couvre de ses deux mains le globe resplendissant et le jette dans l’océan. De sa lumière brisée et blanche, l’astre décroché se dilue. Le Seigneur des Beaux défiguré y plonge. Au fond de l’eau lunaire, quelque chose touche ses doigts. Il vole dans l’espace, comme il nageait l’instant d’avant dans l’immensité saline. Un visage grandit gigantesque et prend tout le ciel comme place. La silhouette lui tend les bras. Il saisit la main aux doigts aussi petits que sa barque.

– Oublie ta peine et attend ta femme qui revient vers ta vie. Cherche son rire, sa voix et ses mots dans le sillage que le temps dessine sur les eaux où, seule, elle voyage pour revenir enfin. Les gens qui s’aiment ne se mentent pas. Oublie ta peine et reçoit ta femme qui revient vers ta vie. Vois, là, son rire , sa voix et ses mots dans le sillage que le temps dessine sur les eaux où, seule, elle voyage pour revenir enfin entre tes bras. Les gens qui s’aiment ne se mentent pas, conclut le Ciel témoin des amants retrouvés.

Le Seigneur des Beaux retrouve sa chevelure de soleil . Son visage défiguré revient de l’enfer . Porté par la main du Ciel aux doigts aussi petit que sa barque , il s’envole. Dans la voute étoilée , les deux amants s’ enlacent et fusionnent . Il forme le nouveau globe de la nuit, demeure de la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau , Maîtresse des eaux et océans du monde, éternellement attiré par sa beauté.

ÉPILOGUE :

– Ils vivaient là, il y très longtemps déjà. Ne sais plus qui me raconta l’Histoire, il y a longtemps déjà. Pendant le jour, il et elle jouaient loin des villes, sur les collines , les prés, les jonquilles, insouciant et gai. La nuit, ils blottissaient leurs chevelures de feu et d’eau pour affronter la nuit et les ténèbres. Dieu sait qui me le raconta. Ils venaient par la même route. Le Seigneur des Beaux, une belle nuit, très loin s’en alla rejoindre la Demoiselle Marchant sur le Ruisseau. Il bâtit son toit, la Lune. Ils vivent ensemble sans inquiétude, là-haut, dans une des rides de la Lune. Dieu sait qui me le raconta.

Aujourd’hui, si vous regarder la Lune à certaines heures, vous verrez les deux visages indissociables, blottis l’un contre l’autre dans leur éternité retrouvée. Quand ils font l’amour, la Lune devient rousse et donne naissance à un enfant stellaire que l’on aperçoit avec une longue crinière, comme son père.
Mais, si le soleil se couche encore, c’est qu’il ne va plus dans la longue chevelure du Seigneur des Beaux, me direz-vous ? Où va-t-il alors? La nuit, il va rejoindre le couple, de l’autre côté de la Lune que personne ne peut percevoir.

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