Amour,  Passion

Sous-terre

Je passais mes journées à errer dans les métros. Je suis artiste. Enfin c’est ce que les gens disent lorsqu’ils me voient dessiner. Pour la police, je suis plutôt un vandale, quand elle me chope à taguer un mur. Question de point de vue.

man wearing black and white stripe standing near graffiti

Ces jours, mon territoire c’est les sous-sols de la ville : les caves, les fosses de chantier, les métros. Surtout les métros. Il y fourmille une vie non terrienne. À la surface, il y a la pluie, les arbres, l’espace, le soleil. Ici, ce sont des conduits étroits, des néons au plafond, des courants d’air, des fresques. C’est pour elles que je viens. Je les regarde, admire, rejette, mais toujours copie. Chaque station en a une. La mosaïque colorée de Ledoux, les lignes noires, fines, des visages courbes de Cebiand, les délires polychromes de Monroe.

‘étais à la station Beekkant quand je l’ai vue marcher. Sa courte jupe suivait le rythme de ses longues jambes, bottes jusqu’à mi-cuisse. Un perfecto noir et un petit sac à main étaient les armes de séduction de mon inconnue. Tous l’évitaient, comme s’ils avaient peur de la briser. Les larges aiguilles noires ont tourné sur le grand carré blanc lumineux de l’horloge de la station. Elle déambulait le long du quai du pas de ces filles de la nuit qui attendent un client. Les métros défilaient, anonymes, stupides. Un toutes les trois minutes.

people on train station

Elle s’est mise à l’abri de la marée humaine de 17h. Elle s’est assise sur un de ces sièges orange qui défigurent le décor sale. Le ressac des navetteurs libéra mes yeux de son emprise. Je pris peur qu’un ressac ne l’emporte. Cachée dans un coin, sa silhouette disparaissait, mangée par les pressés d’en haut, émergeait entre deux têtes en mouvement. La tempête quotidienne s’est assagie. Elle était toujours assise, ses mains agrippées au siège de plastique. Ses longues bottes à talons aiguilles étaient croisées, une d’elles était prise du balancement de l’attente ou de l’ennui.
Je suis sorti de l’ombre de ma cachette : un renfoncement dans le mur.
Les minutes étaient silencieuses. Je me suis rapproché. Je me suis assis à côté d’elle. Son parfum m’a giflé. J’ai fixé, hypnotisé, le balancier de sa jambe. Elle a tourné la tête. Éblouissement. Un sourire. Rencontre. Un bruit strident a brisé l’instant unique. Elle a détourné son attention. Le monstre mécanique a déversé son flot humain. Son profil fit front à la brise de caoutchouc brûlé et de sueur malsaine. Le hululement des portes automatiques, suivi du claquement sec, nous rendit notre intimité. Mais elle se leva. S’arrêta au bord du quai. En franchit la ligne qui sépare les vivants des suicidés. D’un saut, elle disparut.

Elle resurgit sur le large U évasé qui sépare les deux voies. Elle prit une pose, comme le font les ados en attente : mains derrière les fesses, dos appuyé contre le mur, une jambe pliée, le talon aiguille posé sur la paroi de ciment. Un mannequin en séance de shooting. Les gens la fixaient, effrayés. Je la trouvais superbe de sauvagerie libre, rebelle, révoltée. Elle me regarda, une invitation à la rejoindre. Je n’hésitai pas. Je franchis à mon tour la ligne jaune sale, me laissai tomber dans l’obscure tranchée, enjambai les deux rails, pris appui sur le promontoire écaillé, et trouvai place contre le mur couvert de suie, l’un face à l’autre, dans un duel désarmé. Son sourire devint lumineux. L’appel d’air, suivi des crissements sur les rails d’acier, m’annonça l’approche d’un métro. Les ronds lumineux fusèrent vers moi.
Avec un air de défi, mon inconnue m’observa. La large cabine comprima l’air confiné. Je vis l’expression de surprise du conducteur. Le bruit déchira mes oreilles. Mais j’entendis le rire de ma belle dangereuse. Le déplacement d’air agita sa jupe légère. Entre le haut des bottes et le bas de sa jupe, je vis la blancheur de ses cuisses. Les passagers ne comprirent pas le défi amoureux qui m’était lancé. Ils filèrent à la vitesse du monstre souterrain. Un congénère vint dans l’autre sens. Je quittai le mur et marchai vers mon adversaire. Tandis que les vitres défilaient, je tendis les bras, funambule sans fil. Je posai ma main à côté du visage de mon désir. Les iris irradièrent d’adrénaline. Tandis qu’un second serpent de métal s’élançait vers nous, j’approchai mes lèvres. Sous le regard ahuri des passagers, je goûtai la libertine. La passion électrisa mon échine. Les titans de métal crièrent dans mes oreilles. J’épousai le corps botté de cuissardes. Les vers de terre repartirent vers leur routine. Elle arracha sa bouche de notre baiser en fusion. Elle me tourna la tête, mais sa main trouva la peau de ma joue. Je scrutai son profil, égaré dans la contemplation du quai. Ses ongles griffèrent ma chair. Je saisis la méchante patte féline. Dans sa paume, je posai un baiser. Deux serpentins métalliques nous s’assiégèrent, en approche. Elle tourna son visage vers mes yeux. Un vide approfondit ses pupilles. Dans les hurlements d’assaut des deux titanesques lombrics, elle m’expulsa et sauta vers la mort. Mon cri reste à jamais au fond de ma gorge.

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