
Soleil noir
Je m’étais levé comme d’habitude. Le bip électronique m’avait arraché du sommeil. Douche. Veston cravate. Café. C’est sur le quai que ça s’est brisé. Dans ma tête a émergé la chanson « Le jour s’est levé ». Aux dernières paroles, j’ai vu mon bus partir. J’ai dénoué ma cravate et l’ai jetée dans la bouche ouverte d’une poubelle publique. Mes pas ont fait monter cette émotion : ne vivre qu’une seule journée. Que faire ? Dire ces « Je t’aime » qu’on retient par prudence ? Partir à l’inconnu ? Expérimenter sans retenu?J’ai continué à avancer.
Ma démarche c’est transformée. Elle est redevenue adolescente. Le veston a glissé de mes épaules. Il s’est posé sur celle de gauche. S’y est accroché, puis a lâché prise. Mes mains se sont enfouies dans les poches, l’étoffe de réussite abandonnée à terre. Mes pas m’ont guidé vers des rues inconnues. Des jeunes femmes y trônaient appuyées contre un mur ou y fumaient, attendant le client. Des bas longs comme la rivière de mon enfance en campagne, des cheveux jusqu’au bas des reins cerclés d’une large ceinture noire sur une jupe courte, une main manucurée rouge a saisi mon bras.
Quelques minutes m’entrainèrent sous des draps et sur le corps de 24 années. Ma sexualité s’est libérée avec la force d’un affamé surexcité par des appétits inconnus jusqu’alors. La course dans les escaliers sous les insultes de mon aventureuse d’une heure et la poigne agressive de son mac, m’ont ramené à la réalité ayant les traits d’un Mister Cash. « …et la mort qu’une nuit’, a secoué ma léthargie de victime.
« Va te faire foutre connard ! » a eu les relents de mon divorce et les frustrations de 15 ans de comptabilité dans l’administration. La venue de deux couples a retenu le poing tendu vers ma mâchoire. Le regard haineux a écarté les rangs de mes sauveurs involontaires. La carte en plastic est ressortie de la fente. Je l’y ai enfoncée à nouveau et ai sélectionné le montant le plus élevé. Deux heures s’étaient écoulées.
– Deux heures, seulement…
Entre elles, la vie avait été intense. Une poussée d’adrénaline actionna les portes vitrées d’un concessionnaire.
Dans les lignes droites, je tournai à l’extrême l’accélérateur. La Yamaha se cabra comme un cheval de course. La vitesse fit rugir la cylindrée et me fit savourer la volatilité de l’existence. Les serpents d’asphalte sinuèrent dans la lumière. Le temps disparut. Je fis corps avec les paysages qui défilaient. La fatigue me fit découvrir le confort du gazon d’une aire de repos. Étendu dans l’herbe, cimentée de vaste carres gris, mes narines humèrent l’humidité. Yeux clos, mes paupières devinrent des écrans de souvenirs. Les secondes firent défiler les scènes importantes de ma vie. Le générique en fut « La vie n’est qu’une journée, et la mort qu’une nuit”. Mes paupières se levèrent. Le ciel de juin était bleu brumeux.
– Et maintenant ?
Trois enfants m’observèrent. L’étincelance des juvéniles pupilles flambait de vitalité. Leur vision se lia à celle de ma mère. Cloîtré dans l’agressivité et l’amertume, j’avais fui tout contact.
– Se protéger.
Je me redressai, autant physiquement que moralement, une destination en point de mire. Lorsque l’accueil du centre m’appris son décès, le soulagement m’emplis le cœur. L’absence m’offrait une image jeune et active de celle peu présente depuis l’enfance.
– Ça, c’est fait, fut dit comme un pointage sur une liste de course.
S’enchaîna une quête que le midi imprégna de chaleur. À la vitre d’un premier étage, une sœur, expression d’une rupture comptée en années glaciaires. Mon salut, simulacre militaire. Un sourire enfantin transcendant les disputes et rancœurs dites définitives. Mon cœur qui s’agite à la reconnaissance du bonheur perdu. Puis le masque des blessures le recouvre. Je m’en vais. J’ai dit au revoir à mon aînée.
Une autre idée folle : un verre avec mes ex. Toutes à la même heure. Assis dans un café absent de nostalgie personnelle, le couple des aiguilles tracent l’attente. Deux féminines silhouettes sont venues. Interloquées par l’inhabituel rendez-vous, elles sont reparties amies. L’entretien m’enseigna mes faiblesses, pointa l’identique comportement amoureux, compléta les questions en suspens. L’honnêteté était le maître de ce TED relationnel. Je finis amer comme mon whisky mais allégé par la cure d’authenticité.
Le soleil déclinait. Je choisis comme destination terminale l’arbre de mes rêves enfantins.
J’abandonnai ma monture à la bordure de la forêt emplie d’existences. Mes semelles s’embourbèrent de boue noire, chemin vers une plaine herbeuse calvitique. Trône magnifique à la longue chevelure filandreuse, un saule pleureur inclinait son buste cannelé devant une vaste étendue boursoufflée de trous de taupes. Sous l’ombrage, les rayons du jour meurtri s’insinuaient entre les branches. Le soleil noir prit place dans le crépuscule. L’iPhone entonna « Le jour s’est levé », tandis que la lame Gilette ouvrait mes veines. Le pourpre sanguin tacha le vert devenu gris.
« Le jour s’est levé
Sur une étrange idée
Je crois que j’ai rêvé
Que ce soir je mourais »

