
Cailly
C’est une commune rurale du pays de Caux, située aux sources de la rivière Rouen, aux confins du pays de Bray. Des bois de feuillus enracinent les pentes, des élevages s’étirent dans la vallée et la polyculture essaime sur les plateaux. 400 habitants y vivent en cette année 1919.
Ce petit bourg appelé Cailly est un nœud de sentiers, traversé par huit voies romaines, transformées par la modernité en chemins départementaux qui permettent de franchir la vallée plus encaissée en aval.
Une ombrageuse rivière a établi ses sources à proximité du village composé de maisons en brique, surmontées de toits en ardoise. Les petites bâtisses s’articulent autour de halles. Un petit marché au nord. Une laiterie au centre. Une église à l’ouest. Plus loin, au bout d’une longue allée boisée, se dresse le château de Madame de Joyeuse occupé par Madame de Paray.
Madame de Paray était de très ancienne noblesse. Noblesse de robe et d’épée. Elle avait réussi à traverser la Grande Guerre sans un dommage ni pour son château ni pour elle-même. D’un caractère fantasque et volubile, les villageois ne cessaient de conter ses excentricités durant le conflit : vêtue d’une armure, elle s’était opposée aux gradés allemands venus réquisitionner sa demeure. Un dimanche matinal, après avoir endormi le curé à grands coups de rasades de cognac, elle avait dit la messe à sa place, fustigeant l’envahisseur germanique et l’exhortant à retourner dans ses Länder. Durant l’hiver, dans sa propriété, elle avait établi un hôpital de campagne pour les animaux malades. Tels étaient les faits d’armes de Madame. Tous les villageois s’accordaient cependant à dire que son plus bel exploit patriotique était d’avoir simulé son enterrement !
Venus rendre un dernier hommage à cette lointaine parente du Kaiser, les officiers allemands, furieux, avaient quitté la cérémonie funèbre lorsque la vieille noble était sortie toute nue du cercueil ! Cette anecdote provoquait encore l’hilarité chez les habitués de l’hôtel Marest.
Moi, Fourrure, taupe en chef de son domaine, j’ai toujours considéré Madame comme bien plus clairvoyante que les autres bipèdes de la région. Pendant le Grand Chamboulement, elle seule nous a protégées, nous les créatures dites inférieures. Obus, braconnages, déboisement, occupation, manœuvres militaires, incendies, Madame a fait front sans jamais se départir de ses éclats de rire cristallins. Mais, hier soir, ce rire a été brisé. Pour toujours.
Dans son silence, je n’ai pu retenir mes larmes provoquées par cette odeur de poison, cette maléfique décoction qui a décimé mes six petits le printemps dernier.
L’ensemble du Grand Conseil a résolu d’agir. Tous les résidents de Cailly, de la simple mouche jusqu’à sa majesté le cerf, vont débusquer, traquer et abattre le ou les horribles bipèdes qui nous ont séparés définitivement de notre bienfaitrice.
Voici deux lunes que nous tentons de faire justice, mais le prédateur qui a tué Madame est d’une espèce inhabituelle. Son apparence humaine cache une personnalité démoniaque, conduite par une volonté surnaturelle. Nos tentatives ont toutes échoué. L’homme semble protégé par une incroyable chance. C’est comme si le destin nous refusait son châtiment. Alors nous nous sommes rassemblés dans l’église. Le loup, accompagné de la chouette et du corbeau ont scandé leur mortuaire mélopée pour invoquer saint Martin, premier patron de la confrérie de charité à Cailly. De mémoire d’animal, ce rituel n’a plus été pratiqué depuis des milliers de saisons. Dans la nef brumeuse et froide, les statues dédiées au saint homme se sont soudain délogées de leur socle. Face à l’allée centrale, en un demi-cercle parfait, telle une improbable chorale œcuménique, leurs lèvres de pierre ont bougé à l’unisson, libérant leurs voix caverneuses, irréelles.
— Le destin de la bête est scellé. Nul ne peut le changer. Volez son gibier, mes amis, et le bourreau s’en ira accomplir son funeste destin contre l’Humanité.
Les mots firent vibrer les vitraux devenus aqueux. Dans les hautes alcôves de l’église, les saints de grès reprirent ensuite leur place. Les poils de mon pelage firent de même, une fois la frayeur dissipée. Les jours suivants, nous retournâmes à nos chasses, terriers et territoires respectifs, dépités par l’énigmatique sentence.
Pendant des jours et des jours, j’ai reniflé cet animal aux deux pattes longues. Il avait fait sa tanière du château de Madame. Il se terrait dans la bibliothèque. Les familles de rats et d’arachnides solitaires m’ont expliqué qu’il ne cessait de scruter les livres comme le chien de chasse flaire une piste. Il cherche quelque chose, mais quoi ? Je me creuse la cervelle sans le moindre indice. Quel est son gibier ?
Les tempêtes hivernales sont rudes cette année. Depuis hier, mes réserves de lombrics, cochenilles, larves et limaces sont épuisées. La faim taraude les six jeunes estomacs nés la lune passée. Je les tiens au chaud contre mon ventre amaigri. Je suis épuisée. Le lustre velouté de mon pelage a disparu. En vain, les petits museaux tirent sur mes mamelles. L’absence de lait fait crier les six affamés. Si je ne rapporte pas très vite de la nourriture, ils mourront d’inanition ! Je vais aller fouiner vers le vieux noisetier. Quelques glands oubliés par mon voisin l’écureuil pourraient nous sauver.
— Il n’y a pas de doute, Majesté. Les taupes et les belettes ont été empoisonnées par le nuage gris.
— C’est la bête à deux pattes qui fabrique cette mortelle fumée, rajouta le rat.
Les hauts bois du cerf écumèrent de tristesse l’air humide de l’église. La mort massive par fumigation du peuple-sous-la terre plongeait le Conseil dans une profonde tristesse et une terreur encore plus insondable. La voix du renard brisa la sombre atmosphère alourdie d’orages de colère.
— J’ai trouvé ce que cherche l’homme.
Interdites, les dizaines de paires d’yeux se tournèrent vers le fin museau. Sans un mot, le cerf, accompagné des autres animaux du domaine, suivit la queue effilée du rusé quadrupède. De sa féline démarche, la rousse toison déambula entre les dalles tumulaires du XVème siècle, les retables et autres bas-reliefs du XVIIème siècle. Le meneur de l’inhabituelle procession s’arrêta devant le caveau seigneurial contenant seize cercueils de plomb. Violée à la Révolution, la pierre de soutien n’était plus scellée au large coffre de basalte. Le puissant cou du roi de la forêt la déplaça aisément. Le rat se faufila dans l’interstice. Il revint, un bijou entre ses incisives blanches. L’objet était rond, large comme la paume d’un humain, serti d’une croix aux extrémités des branches incurvées. Une odeur nauséabonde émergea de l’ultime demeure. Tous reculèrent, apeurés. C’était le parfum de la mort.
— Es-tu certain que c’est le gibier de l’homme ? questionna le haut cervidé.
Pour réponse, le renard apporta entre ses mâchoires un parchemin qu’il posa délicatement sur le sol dallé de carreaux centenaires. Au centre de la feuille, un dessin, identique au bijou, était encadré par les signes cabalistiques de l’écriture humaine.
— D’où provient cette fine écorce ? interrogea le roi.
— Je l’ai ramassée dans la plaine, hésita la chevrotante voix du renard.
Mais face aux yeux bruns inquisitifs du seigneur des forêts, le finaud canidé avoua :
— La taupe Fourrure l’avait avec elle quand je l’ai tuée. Avant de mourir, elle m’a indiqué la cachette.
Les humides nasaux exhalèrent de la colère. L’herbivore ne comprenait ce besoin de tuer. Dans le sanctuaire, prédateurs et proies se côtoyaient sans violence. Mais c’était grâce à la magie de l’espace sacré, sanctifié par les siècles de prières.
Posée au centre du bureau, elle était là, resplendissante.
— Par quel miracle ? se questionna Adolf.
Depuis l’assassinat de la vieille folle, des semaines que ses recherches n’aboutissaient à rien ! Les livres lui avaient offert plusieurs pistes. Cependant, la perte du précieux parchemin de la société secrète de Thulé avait anéanti toutes ses espérances.
— La perte ? Ou un vol..
Par le petit trou mordillé dans une des plinthes de la bibliothèque, Raspontine le rat vit les noires pupilles briller de haine. Instinctivement, le petit mammifère recula dans sa tanière. Le poing frappa le lourd pupitre. Raspontine cavala dans l’étroit tunnel, poursuivi par le rire diabolique, harassant comme les flammes de l’enfer.
— Enfin, je te tiens ! Tu es à moi, croix de Wotan ! Avec toi, je conquerrai le monde ! Tu seras mon étendard, mon drapeau !
En ce matin brumeux du premier jour de printemps 1920, chacun observa craintif la bête à deux pattes faire ses bagages. Comme l’avait prédit l’apparition de saint Martin, l’homme quittait la propriété, son gibier sous sa chemise brune. Dans le miroir, Adolf, de sa main gauche, plaqua sur son front la mèche de ses cheveux noirs. Un dernier coup de peigne sur sa petite moustache et le jeune allemand ferma définitivement la lourde porte de son passé de soldat.
Au bout de la longue allée boisée, les animaux du château de Madame de Joyeuse assistèrent, soulagés, aux larges enjambées militaires du monstre, en route pour Munich.

